André Breton : messages entre les lignes

Jacques Vaché meurt le 6 janvier 1919. Quelques mois plus tard, André Breton publie ses Lettres de guerre. Les premiers mots de son introduction sont : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. » Georges Sebbag participe à partir de 1964 aux activités du dernier groupe surréaliste rassemblé autour d’André Breton. Il vit le surréalisme de l’intérieur. Aujourd’hui, près d’un siècle après la mort de Jacques Vaché, il publie la synthèse de ses recherches à très long terme : André Breton 1713-1966: Des siècles boules de neige. Pourquoi 1713 ?


Georges Sebbag, André Breton 1713-1966 : Des siècles boules de neige. Nouvelles éditions Jean-Michel Place, coll. Kaléidoscope », 224 p., 18 €


En février 1924, Breton note dans son carnet les mots « Personnages, perce-neige » qu’il fait suivre des chiffres « 17 13 » et de sa signature : « 17ndré 13reton ». Sa découverte que le A d’André peut s’écrire 17 et 13 le B de Breton – 17NDRÉ 13RETON – est pour Sebbag beaucoup plus qu’une simple coquetterie. « À chaque fois qu’il signe de ses deux initiales, André Breton s’introduit en 1713, un 1713 du peu de réalité. » Pour Breton, tout est parti de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, un texte capital écrit, de fin 1924 à janvier 1925, dans le prolongement direct du Manifeste du surréalisme, mais beaucoup moins connu. C’est à la première page que l’on peut lire : « Je cherche l’or du temps », qui sera à sa mort gravé sur la tombe de Breton.

                                                     André BRETON

                                                                       1896-1966

                                          JE CHERCHE L’OR DU TEMPS

« J’ai procédé par hypothèse-intuition », explique Sebbag. « Découvrant la locution “sans fil” au seuil de l’introduction au discours, j’ai supposé que Breton était habité par les durées. Par la suite mon enquête l’a confirmé […] À l’écart de l’inconscient, les phases de pré-sommeil ou de réveil, le hasard objectif, le magique circonstanciel aiguillent automatiquement le poète sur la voix des durées parallèles ». Pour comprendre le « fonctionnement réel de sa pensée », il faut mettre au point « une nouvelle marche à suivre » qui permettra de dévoiler le « perpétuel jaillissement intérieur » de la poésie au sens que lui donne le surréalisme. Breton ne fait pas autre chose quand il assemble tout ce qui concerne Nadja et compare dans L’amour fou « l’aventure purement imaginaire » qui a pour cadre son poème automatique « Tournesol », écrit en 1923, et « l’accomplissement tardif, mais combien impressionnant par sa rigueur, le 29 mai 1934, de cette aventure sur le plan de la vie » : la rencontre éblouissante de « la voyageuse qui traversa les Halles à la tombée de l’été ».

Georges Sebbag, André Breton 17 13 * 1966 Des siècles boules de neige, Jean-Michel Place

André Breton

Sebbag est affirmatif : « Breton ne triche pas avec le temps, il le convoque, le malmène pour sonder le hasard, éprouver l’évènement, susciter une durée brève, infléchir un instant, chiffrer l’impossible. À l’histoire qui réclame qu’on l’honore en entrant par la grande porte, Breton répond qu’il préfère la porte piétonne ou dérobée, la porte qui bat la mesure des durées. »

Les résultats de ses recherches aboutissent en 1988 à la publication aux éditions Jean-Michel Place du premier livre de la série « Entre deux jours » : L’imprononçable jour de ma naissance 17ndré 13reton.

Tout peut alors patiemment s’enchaîner. Sebbag publie dans la même collection L’imprononçable jour de sa mort, Jacques Vaché 1919 et deux volumes de correspondances de Jacques Vaché, Soixante-dix-neuf Lettres de guerre et Quarante-trois Lettres de guerre à Jeanne Derrien.

En 1997, dans Le point sublime, Breton-Rimbaud-Kaplan, il observe de très près et de très haut la rencontre de Breton et de Nelly Kaplan, écrivain, cinéaste et collaboratrice d’Abel Gance. La rencontre n’a jamais cessé pour Breton d’être une raison de vivre : « Il y va de tout ce que je trouve indispensable au monde. » La rencontre avec Nelly est placée d’emblée sous le double signe de Mallarmé – « Apparition » : « Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté » et de Rimbaud – « Royauté » : « Je veux qu’elle soit Reine ».

Le 6 janvier 1957, jour de la fête des Rois (et des Reines), « épiphanie de l’amour », « une sorte de folie monte à la tête de Breton », qui écrit à Nelly : « La folie, quand elle passe par une tête, me semble être le plus grand honneur qui lui est fait, la concentration de cette tête par l’Éclair. » Là aussi, il cite « Royauté » et « Apparition ». Sebbag ne peut pas encore savoir – les Lettres à Simone Kahn ne pourront être publiées qu’en septembre 2016 – que Breton déclare son amour à sa future épouse, Simone, dans une lettre du 16 septembre 1920 en citant déjà « Royauté ». Mais il a bien lu une autre lettre à Simone, du 22 aout 1927, où Breton cite intégralement « Apparition ». Trente ans après, dans le texte passionné qu’il consacre à Magirama, le film d’Abel Gance et Nelly Kaplan, il associe Rimbaud et Mallarmé en retrouvant leurs mots : « ceci n’a pu être rendu possible que par la conjonction de ses efforts invincibles avec ce dont a pu aspirer à les couronner sa collaboratrice Mlle Nelly Kaplan, en qui tous ceux qui l’auront entrevue auront pu reconnaître “la fée au chapeau de clarté ».

Le 15 juillet de la même année 1957, peu avant la fin de leur liaison, Breton fait photographier dans son atelier de la rue Fontaine un tableau anonyme montrant, selon lui, Nelly Kaplan « dans un rôle inconnu ». Le photographe pose le tableau à la place exacte qu’elle occupait la veille, ce qui le bouleverse. De ce point précis, et sublime, il a, lui écrit-il, « vu partir la Comète : C’est CELA que j’ai appelé, mon seul trait de génie est là, le hasard objectif ».

Dans André Breton l’amour-folie, Suzanne Nadja Lise Simone, en 2004, Georges Sebbag réunit quatre femmes qui ont « hanté » Breton à la même époque de sa vie : Simone, « son petit enfant chéri », son épouse ; Lise Meyer-Deharme, la « dame au gant bleu » de Nadja ; Nadja, « l’âme errante » ; Suzanne Muzard, « la beauté convulsive ».

Changement d’éditeur – Hermann et la collection « Hermann philosophie » en 2012 pour Potence avec paratonnerre: Surréalisme et philosophie, une somme savante de près de sept cents pages. Georges Sebbag, lui-même philosophe, revient largement sur ses recherches précédentes mais en remontant plus loin dans le temps et en faisant intervenir dans les principaux rôles, aux côtés de Berkeley, Kant, Lichtenberg, Lautréamont et Nietzsche, les surréalistes les plus concernés, avec Breton, par la philosophie, Aragon, Artaud et Crevel : « “L’occasionnel c’est moi”, “souvenir du futur”, “sans  fil”, “or du temps”, ces notions mises en avant par Aragon et Breton brisent la flèche du temps et bouleversent le cours de l’histoire. »

Georges Sebbag, André Breton 17 13 * 1966 Des siècles boules de neige, Jean-Michel Place

André Breton

En 1966, quelques semaines avant la mort de Breton, Georges Sebbag participe avec ses amis du groupe surréaliste à la décade de Cerisy-la-Salle consacrée au surréalisme. Il y intervient à nouveau en 2016 pour une nouvelle décade : « L’Or du temps. André Breton, 50 ans après ». Il intitule son intervention : « André Breton 1713-2016 ». Et surtout il publie aux Nouvelles éditions Jean-Michel Place, dans la collection « Kaléidoscope », créée à cette occasion, ce que l’on peut considérer comme l’aboutissement, décanté, de ses livres précédents et de plus de quarante années de recherches, une biographie d’un genre nouveau : André Breton 1713 1966 : Des siècles boules de neige.

Un livre conçu comme un « film ». Sebbag s’est souvenu de « Quel film je jouerai ! », de Jacques Vaché dans sa dernière lettre de guerre. Un film dont Breton est le personnage central. Tout s’ordonne autour de lui. « Une multitude de plans et de séquences répartis au gré du temps sans fil relate ses aventures épiques et éthiques, érotiques et philosophiques », explique le « réalisateur ». Un film en vingt-six « épisodes » classés dans l’ordre alphabétique de leurs titres, de A à Z, d’une Année nantaise à Aspect Zénithal d’André Breton. Les portes restent ouvertes pour y intégrer les découvertes promises par les documents qui ne manqueront pas d’être retrouvés, dans le prolongement des Lettres à Simone Kahn et des Trésors de la bibliothèque d’André Breton mis en vente très récemment. Tout ce qui a été « amassé » dans le sillage des « Boules de neige », manuscrits, photographies, correspondances enfouies on ne sait encore où, est loin d’avoir livré tous ses secrets [i].

Ce que Sebbag a trouvé pour sa part est inattendu et stimulant. Hors normes. Tout n’est pas du même niveau, tout n’est pas convaincant au même degré. Mais il a d’ores et déjà apporté du nouveau sur ceux qui ont joué un rôle capital aux périodes cruciales de la vie de Breton et qui sont au cœur de ses livres: Jacques Vaché, Nadja, Suzanne Muzard avec L’union libre, Jacqueline Lamba et L’amour fou. Les pages sur ce qui se joue entre le 7 et le 10 janvier 1925 quand il  travaille à son Introduction au discours sur le peu de réalité et a « l’illusion de ressembler quelque peu à un chercheur d’or » ; celles sur la fin de l’écriture de Nadja en 1927 avec ce qui se passe du 21 mars – l’internement de Nadja – au 25 et au 26 octobre – la rupture avec Lise – et au 17 ou 18 novembre 1927 – la fugue à Toulon avec Suzanne – sont parmi les choses les plus pénétrantes qui ont été écrites sur Breton et « le fonctionnement réel » de sa pensée, au plus secret de cette « “dictée de la pensée” (ou d’autre chose ?) à quoi le surréalisme a voulu originellement se soumettre et s’en remettre à travers l’écriture dite “automatique” », rappelait-t-il encore dans Le la, dans les dernières années de sa vie.

Dans André Breton : Quelques aspects de l’écrivain, en 1948, Julien Gracq dit splendidement l’essentiel : « Nous pouvons deviner pour quelle raison les surréalistes étendent le domaine de la poésie au-delà de toutes les limites qu’on lui assigne d’ordinaire. Le culte de la poésie s’est renforcé pour eux dans la proportion exacte où elle leur est apparue, de plus en plus clairement, comme un moyen de sortie, un outil propre à briser idéalement certaines limites. Dans la mesure même où elle s’identifie pour lui à “un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures”, Breton est perpétuellement tenté d’en déceler le surgissement partout où s’ouvrent pour lui les failles par lesquelles on peut espérer d’échapper à l’humaine condition. Elle triomphe dans la folie (l’Immaculée conception), étincelle dans le “hasard objectif”, dans la “trouvaille”, brille de tous ses feux dans “l’amour fou”, comme dans toute entreprise de libération de l’homme… Ce que Breton en vient à baptiser “poésie”, c’est tout fil d’Ariane dont un bout traîne à portée de sa main et promet de l’aider à sortir du labyrinthe. Est poésie tout ce qui “bouleverse”, tout ce qui “ravit”, du poème exaltant au “fait-glissade” et au “fait-précipice” ».

Les lecteurs que Breton passionne doivent se laisser guider par des pages aussi décisives, aussi éclairantes. Ils ont déjà le luxe de disposer, avec ses Œuvres complètes dans l’édition établie pour la Pléiade, avec une attention jamais prise en défaut, par Marguerite Bonnet et Étienne-Alain Hubert – souvent pillés, rarement remerciés –, d’un texte et d’un appareil critique irréprochables. Tout ce qui est connu est publié, jusqu’à la moindre note. Il reste aux chercheurs, qui savent que ce qui semblait insignifiant peut devenir très important, à emprunter les chemins de traverse qui leur permettront de nouvelles découvertes. Pour suivre André Breton comme il le fait, Sebbag doit, après lui, passer entre les lignes.

Peut-être parce qu’il veut montrer à quel point l’automatisme – au moins chez Breton – permet à la poésie d’être captée à sa source la plus profonde, Sebbag conclut, sans explication ni référence, en citant un des textes entièrement automatiques de Poisson soluble, écrits en 1924 et publiés en volume avec le Manifeste du surréalisme. Son évidence suffit :

« Quel est-il ? Qu’est-il devenu ? Qu’est devenu le silence autour de lui, et cette paire de bas qui étaient ses pensées les plus chastes, cette paire de bas de soie ? Qu’a-t-il fait de ses longues taches, de ses yeux de pétrole fou, de ses rumeurs de carrefour humain, que s’est-il passé entre ses triangles et ses cercles ? Les cercles gaspillaient le bruit qui arrivait à ses oreilles, les triangles étaient les étriers qu’il passait pour aller où ne vont pas les sages, lorsqu’on vient de dire qu’il est temps de dormir ? Quel vent le pousse, lui que la bougie de sa lampe éclaire par les escaliers de l’occasion ? Et les bobèches de ses yeux, de quel style les voyez-vous, à la foire à la ferraille du monde ? »


  1. L’absence de la moindre référence et surtout d’un index, tellement nécessaire dans le cas de ce livre, est regrettable.
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