Entretien avec Lyric Hunter

Rencontre avec Lyric Hunter, une jeune poète new-yorkaise née dans une ville où la poésie, présente partout, se décline en festivals, performances et foires aux livres, mais s’étale également dans le métro, sur les murs, sur les trottoirs ou dans les parcs, et où il n’est pas rare de voir un hipster aussi barbu que Whitman, assis sur un banc, une Underwood sur les genoux, vendre ses vers aux passants. Une ville, en somme, où la poésie est vivante !

Lyric Hunter m’a donné rendez-vous à Brooklyn, dans un dinner où l’on peut manger pour quinze dollars et parler sans avoir à crier pour couvrir le funk qui tourne en sourdine. Je suis arrivé un peu en avance et, quand elle est entrée, j’ai été surpris par son air juvénile – vingt-six ans, mais elle en paraît bien dix de moins, lunettes sages et tresses violettes nouées en chignon au-dessus du crâne. Cela étant, elle a déjà publié un recueil de poèmes [1], et contribué à plusieurs ouvrages collectifs. Nous avons commandé, puis avons commencé à parler de ce qui m’amenait. J’avais souhaité connaître ce qu’une jeune poète très active et déjà reconnue sur la scène new-yorkaise pouvait avoir à dire sur son art. Elle a répondu à mes questions d’une voix posée, en prenant du temps pour réfléchir, laissant parfois s’écouler une trentaine de secondes, tête baissée, concentrée, avant de s’exprimer.

Vous faites partie de la scène poétique new-yorkaise. Comment la décririez-vous ?

Des centaines de cercles de poètes, de collectifs, d’éditeurs, pullulent de façon assez anarchique, souvent articulés autour d’un ou deux passionnés. Ce sont en général de petites structures, plutôt actives, assez poreuses, qui collaborent les unes avec les autres à l’occasion. Dans ce sens-là, on pourrait parler de scène, mais il ne s’agit pas d’une école qui serait unie par l’adhésion à un formalisme ou à un autre… Si quelque chose nous réunit, c’est probablement le fait que la poésie contemporaine se fait et se vit en réponse à ce qui se passe aux États-Unis aujourd’hui. La situation et la vie aux États-Unis sont réellement compliquées, et les poètes contemporains, qui ne sont pas ceux qu’on étudie à l’école, essayent de donner une réponse à cela. Dans la pratique, cela prend beaucoup de formes, et, tous les jours ou presque, vous pouvez assister à une lecture publique, une performance, etc.

Vous-même avez, au sein de cette scène foisonnante, une approche qui m’intéresse particulièrement. Votre poésie mélange deux langues, en l’occurrence l’anglais et le français. Pouvez-vous m’en dire plus là-dessus ?

[Longue pause, tête baissée] Cela correspond à un moment de ma vie. C’est ce que mon cerveau faisait à ce moment-là, quand je vivais en France… Les idées qui me venaient étaient fragmentées… J’ai essayé de construire une narration à partir de quelque chose qui m’affectait… En fait, j’ai vécu un événement extrêmement traumatisant, et lorsque cela se produit votre cerveau canalise son énergie vers les choses essentielles et se concentre simplement sur le fait de garder votre corps en vie. Dès lors, il devient difficile de focaliser son attention, et la personne qui subit cela est déconnectée de la réalité. Quand j’ai vécu ce traumatisme, je me trouvais à New York, et je ne me sentais pas à ma place, mon cerveau me disait que je n’étais pas à ma place. J’ai donc décidé de me placer dans une situation où ce sentiment de non-appartenance serait logique, et c’est la raison pour laquelle je suis partie à l’étranger, en France. Une fois là-bas, comme je le disais, les idées qui me venaient étaient fragmentées, mêlées de français… J’ai commencé à écrire ce recueil quand je suis rentrée à New York, parce que j’ai trouvé que ce mélange donnait un bon cadre à ce que j’avais envie d’exprimer… Je me rends compte que j’ai dû faire un long détour pour répondre à votre question [sourire]. Cela dit, j’ai arrêté… Le nouveau recueil sur lequel je travaille en ce moment est en anglais.

Le fait d’écrire dans ce mélange de langues a-t-il modifié quelque chose dans votre expression, même aujourd’hui que vous ne le faites plus ?

Je dirais que cela a affiné mon oreille… Cela l’a rendue plus sensible aux sons, aux mélanges de sons. Plus tard, j’ai également travaillé avec Jérémy Robert… Nous avions décidé d’une collaboration et, pour nous lancer, nous avons commencé à traduire certains de mes poèmes. Nous nous sommes retrouvés devant la difficulté de traduire en français des fragments qui étaient déjà en français. Puis nous avons écrit des nouveaux poèmes en employant des techniques de traduction créative, à l’instar de ce que vous faites dans l’Outranspo, en jouant sur les sons, les homophonies, les résonances entre les langues… Une écriture qui joue avec les langues… entre les langues… J’ai apprécié cela.

Pouvez-vous me parler du recueil sur lequel vous travaillez actuellement ?

Il a pour thème la médecine par les plantes dans la communauté des gens de couleur en tant qu’acte de résistance (herbal medicine in community of color as resistance). La médecine par les plantes s’inscrit dans une tradition plus large, qu’on peut faire remonter jusqu’aux racines du vaudou, lequel est né pour répondre au besoin de préserver une religion africaine pendant la période de l’esclavage. Mais la médecine par les plantes, c’est aussi une forme de résistance face à une médecine occidentale, développée par et pour une catégorie de personnes bien particulière. À l’époque, la médecine était une institution uniquement réservée aux hommes blancs, à laquelle ni les femmes ni les gens de couleur n’avaient accès. Bien sûr, les choses ont évolué, mais cela ne veut pas dire qu’il faille oublier le savoir et les croyances que cette situation a fait naître, et je m’intéresse à la façon de m’en servir pour communiquer aujourd’hui. Comment cela se traduit-il dans l’écriture ? Eh bien, écrire, c’est comme se soigner…

Lyric Hunter entretien En attendant Nadeau

Lyric Hunter

La question raciale est importante pour moi. Ou, pour le formuler plus précisément, il est important pour moi de m’accoucher par l’écriture (It’s important to me to write myself into existence). Mon père était un Noir, originaire de Houston, au Texas, et j’ai été élevée par ma mère, blanche, dans le Queens. Elle ne m’a jamais appris ce que cela signifiait d’être africain-américain. Et à l’école ils n’enseignent que des choses basiques, Jim Crow [2], Brown vs Board of Ed. [3], sans jamais entrer dans les détails. En grandissant, on a besoin d’en savoir plus. Par exemple, je trouve stupéfiant d’avoir dû attendre d’être une adulte pour entendre parler de Maya Angelou, qui est tout de même la plus grande poète africaine-américaine moderne… et encore parce que je m’intéresse à la poésie ! La plupart des gens, y compris chez les Africains-Américains, ignorent les détails de leur histoire.

Vu de France, on sait bien qu’il y a encore des problèmes raciaux, mais on a l’impression que l’Amérique est moins raciste aujourd’hui. Partagez-vous cette impression ?

[Éclat de rire] Oh, mon Dieu, non !

Obama n’a pas fait évoluer les choses ?

Obama… Le problème, c’est qu’il est obligé d’être parfait. Ici, il n’est pas rare d’entendre dire que les gens de couleur doivent être deux fois meilleurs que les Blancs pour arriver au même résultat. Pour Obama, c’est un peu la même chose. En outre, s’il était trop radical, s’il bouleversait le système trop brutalement, il se ferait tout simplement assassiner. Il fait ce qu’il peut dans le contexte qui est le sien, avec un Congrès qui lui met des bâtons dans les roues chaque fois qu’il en a l’occasion. En outre, nous vivons avec une Constitution qui a été rédigée pour servir les intérêts des grands propriétaires blancs des États du Sud, et qui n’a pas changé depuis. Il y a donc beaucoup de choses qui font obstacle au vote des Noirs dans ce pays… Cela dit, quand je vivais en France, j’y ai également vu du racisme… un racisme dont l’expression prend d’autres formes…

Diriez-vous que vous êtes une poète politique ?

Peut-être que oui, et peut-être que non… [pause] J’écris simplement sur ce qui me semble important. Je n’aime pas le sous-texte que véhicule l’expression « poète politique ». Cela voudrait-il dire que certains, qui écrivent sur des sujets politiques, sont cantonnés à cela, tandis que d’autres, qui n’abordent pas des thèmes politiques (et qui souvent n’ont pas besoin de le faire parce que leur vie n’est pas directement affectée, du moins pas autant, par les effets des politiques menées), pourraient écrire sur le sujet qui les tente ? Le terme « politique » (policy) est compliqué en anglais. Il recouvre beaucoup de sens. Pour moi, le politique, c’est ce qui a trait au gouvernement, à la politique gouvernementale, et je ne me reconnais pas du tout là-dedans. En revanche, il y a de grands poètes aux États-Unis qui écrivent sur des sujets politiques et se revendiquent comme tels. Moi, je dirais plutôt que je réfléchis, tant aux rôles des personnes qu’à celui des communautés dans leur relation avec la politique qui est menée ici (I’m thinking about the roles of individuals and communities both in relationship to policy). En revanche, je refuse de me positionner en fonction de critères qui ont été déterminés par un corps ou une institution extérieure et dans laquelle je ne me reconnais pas… Pour moi, affirmer que je suis une poète politique reviendrait à me définir par rapport à un système qui ne me convient pas et qui, dans les faits, exclut une grande partie des gens. Donc, oui et non… Disons plutôt que, pour l’instant, j’ai du mal à déterminer si je suis une poète politique ou pas !

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Nous avons ensuite passé un long moment à tenter de définir plus précisément ce que ce mot anglais au sens effectivement flou, « policy », pouvait précisément signifier. Lyric Hunter accorde une grande importance au sens des mots (elle est poète, après tout), mais ne se contente pas de suivre et d’entériner celui qu’on peut leur trouver dans un dictionnaire. Au contraire, au cours de notre entretien, j’ai été frappé de constater à quel point elle entretient un rapport personnel, une relation volontairement empirique, avec eux. Elle se les approprie, les remodèle à l’aune de sa pensée, de son vécu, et c’est sans doute cela qui induit chez elle cette élocution lente, mesurée, presque douloureuse, presque dérangeante… Nous nous sommes quittés sur une poignée de main, et je l’ai regardée s’éloigner dans la nuit new-yorkaise, juchée sur un vélo un peu trop grand pour elle. Roule la poésie.

Propos recueillis par Santiago Artozqui


  1. Lyric Hunter, Swallower, Ugly Duckling Presse, New York, 2014.
  2. Série de lois ségrégationnistes, dites « lois Jim Crow », promulguées à partir de 1876 et définitivement abrogées en 1964.
  3. Arrêt de la Cour suprême qui déclare inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques (1954).
Cet article a été publié en avant-première sur notre blog.

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