No justice no peace

Aux États-Unis, même avec un président noir, la « question raciale » n’a pas disparu, comme le rappellent les violences policières exercées contre des Africains-Américains au cours d’un été 2016 meurtrier qui a vu en septembre s’allonger encore la liste des tués (voir les derniers morts à Tulsa et Charlotte). Pendant ce temps, les populations, à bout, descendent dans la rue. À cette situation récurrente, l’ouvrage de Caroline Rolland-Diamond, en traçant une histoire générale des luttes noires, apporte un éclairage historique bienvenu.


Caroline Rolland-Diamond, Black America : Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle). La Découverte, 575 p., 24,50 €


Non que le livre de Caroline Rolland-Diamond traite spécifiquement des rapports entre la police et les Africains-Américains, mais il place ceux-ci dans un contexte qui sert à les comprendre pleinement, celui du combat inachevé pour le droit et la justice commencé il y a plus d’un siècle et demi. Si en anglais la littérature sur la fabrication des inégalités, source des conflits d’aujourd’hui, et sur la lutte des Noirs est abondante, en français peu d’études globales existent. Ce livre vient donc combler un manque.

Caroline Rolland-Diamond, Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle)

Rosa Parks en 1969, à Atlanta

Black America choisit, pour penser le sujet, une histoire longue qui va de l’émancipation à 2016. S’appuyant sur des travaux américains contemporains, il se démarque de visions antérieures un peu dépassées ou partielles. Ainsi, il ne se limite pas à la décennie héroïque (1954-1965), celle qui va de l’arrêt Brown contre le Bureau de l’Éducation de la Cour Suprême au Voting Rights Act, sur laquelle on s’est longtemps concentré, et une fois énoncées les multiples raisons qui permettent de la juger restrictive, développe un point de vue plus vaste en termes de durée, de géographie (le Nord, le Sud et l’Ouest) et des facteurs qui ont servi le combat noir. Dans ce dernier domaine, Caroline Rolland-Diamond insiste d’un côté sur le lien entre les formes de protestation économique et identitaire, et d’un autre, s’inspirant d’une vision « infrapolitique », met en avant des types de résistance quotidienne aux discriminations, dans lesquelles se sont souvent illustrées les femmes africaines-américaines.

Le choix historiographique antérieur, celui des bornes chronologiques 1954-1965, n’apparaît en effet plus comme très explicatif car il a favorisé une vision du mouvement noir tel qu’il s’est surtout déroulé dans le Sud, et dirigé l’intérêt vers les questions de déségrégation et de vote, laissant de côté celles liées à l’égalité économique. Il a aussi mené à s’intéresser surtout aux grandes organisations de lutte pour les droits civiques (les « big four » : NAACP, SCLC, SNCC, CORE) et à leurs figures principales, au détriment d’acteurs anonymes et de multiples petits groupes ou initiatives locaux auxquels Black America veut redonner leur importance.

Caroline Rolland-Diamond, Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle)

Malcolm X

L’ouvrage de Caroline Rolland-Diamond remet donc au cœur de l’histoire des luttes noires ce que le goût du grand mythe, ou des préjugés idéologiques peu enclins à reconnaître le rôle des femmes, ont minimisé ou fait oublier. Un seul exemple, assez connu, celui de Rosa Parks, servira à illustrer les distorsions qu’a opérées ce type de pensée, faisant trop confiance, en l’occurrence, au moment miraculeux et à l’individu salvateur, au détriment de la complexité d’une situation politique et sociale toujours construite dans la durée et par une multiplicité d’individus et d’organisations. Selon une certaine vulgate, donc, après une dure journée de labeur, Rosa Parks, qui avait pris le bus pour rentrer chez elle, refusa de céder sa place à un Blanc et se trouva alors presque spontanément à l’origine du grand boycott de Montgomery (Alabama). Dans une vision plus fructueusement historique, Rosa Parks était une militante aguerrie de la NAACP (National Association for the Advancement of Coloured People), et était même la secrétaire de sa section locale, non la madone couturière fatiguée de la vision sentimentale. De plus, un groupe de femmes de la classe moyenne de Montgomery, le Women’s Political Council (WPC), cherchait depuis quelque temps à lancer une action contre les compagnies de bus de la ville, à l’exemple de celle qui avait déjà obtenu un léger assouplissement des règles ségrégationnistes dans les transports de Baton Rouge en Louisiane. Deux jeunes filles de Montgomery, avant Rosa Parks, avaient refusé de céder leur siège à un Blanc et donc été arrêtées par la police, mais le WPC n’avait pu les « utiliser », leur moralité un peu douteuse risquant de discréditer toute tentative de mobilisation en faveur du boycott. Avec Rosa Parks, les dames du WPC savaient qu’elles tenaient la personne qu’il leur fallait, et le président local de la NAACP n’eut aucun mal à la convaincre de porter plainte. Le WPC distribua alors 35 000 tracts pour soutenir Parks et lancer le boycott, tandis que les pasteurs noirs de la ville apportaient leur soutien au mouvement. Un an plus tard, cette action non violente, à laquelle la quasi-totalité de la population noire s’était associée, porta ses fruits.

Le choix d’inscrire ces faits, et bien d’autres, dans un cadre complexe est une des réussites du livre, tant du point de vue de l’analyse historique que d’un point de vue presque romanesque. Chaque histoire individuelle, chaque violence, chaque déni de justice ou chaque succès, plaît à l’imagination littéraire et sert la réflexion historique. Les particularités des personnes et de leurs destins ne s’effacent jamais dans Black America derrière les paramètres collectifs sans lesquels le combat des Noirs ne serait qu’une énième légende du courage et de la ténacité : apparaissent toujours déterminants les imbrications des mouvements sociaux, syndicaux, étudiants, féminins, les circonstances économiques et politiques, les jeux d’opposition et d’alliance, l’état de l’opinion publique.

Caroline Rolland-Diamond, Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle)

Martin Luther King

L’ouvrage procède chronologiquement en sept chapitres qui présentent une perspective ouverte,  libérée des œillères conservatrices et machistes : il va de la Reconstruction du Sud (1865-1967), brièvement évoquée mais avec profit, au mouvement « Black Lives Matter » (né en 2013), en effectuant des divisions toujours historiquement justifiées « New negro » (1915-1929) », « Mobilisation sur tous les fronts » (1930-1945) », « Nous voulons juste être libres » (1945-1960) », « Liberté et justice maintenant (1960-1965) ». Les deux chapitres finals traitent de la situation après 1965, c’est-à-dire après le Voting Rights Act (interdisant les discriminations raciales dans le vote). Le dernier, « Un combat inachevé (depuis 1975) », n’est pas et ne saurait être d’un grand optimisme : il montre cependant des séries d’avancées et de reculs comme aux périodes précédentes, dans un contexte tout autre bien sûr puisque les droits formels ont été accordés, la ségrégation de jure n’existe plus et une partie de la population noire a l’impression de participer au rêve américain. Cependant, « les ravages de l’hyper-ghettoïsation, le creusement des inégalités pendant l’ère Reagan, la persistance des discriminations, et les divisions de la population noire en classes sociales aux intérêts de plus en plus divergents » sont des problèmes immenses et, pour certains, nouveaux.

Certes, il existe, montés en épingle par les médias, des parcours africains-américains « exemplaires », c’est-à-dire conformes à l’ordre symbolique de la compétition et de la réussite sociale, mais d’autres, bien plus nombreux, sont banalement misérables. Les pouvoirs publics, avec plus ou moins de conviction, affirment s’intéresser au sort des citoyens noirs, mais leur parole se trouve souvent démentie par la réalité du terrain. Nul meilleur exemple de cet hiatus ne saurait être mentionné que celui des événements de l’été 2005 : en effet, en juin, le Congrès vota des excuses historiques pour les lynchages commis contre les personnes d’origine africaine tandis que, deux mois plus tard, à La Nouvelle-Orléans, les populations les plus pauvres ou de la classe ouvrière – de facto les Noirs – se retrouvèrent tragiquement abandonnées à elles-mêmes après le passage de l’ouragan Katrina (les habitants plus riches avaient pu s’enfuir ou habitaient des endroits moins vulnérables). Les autorités se révélèrent d’une telle incapacité à agir qu’une rumeur relayée par certains leaders noirs, comme Louis Farrakhan de la Nation of Islam, se répandit dans la population africaine-américaine : les digues de la ville avaient été dynamitées, inondant les quartiers noirs, pour protéger les quartiers blancs.

Caroline Rolland-Diamond, Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle)

Aujourd’hui, après les nouvelles « bavures » policières, l’amertume et la colère éclatent encore une fois. Elles ne disparaitront définitivement que si l’Amérique décide de s’attaquer aux fondements structurels de l’inégalité raciale. Car, ainsi que le demandait Langston Hughes dans un de ses poèmes : « Qu’arrive-t-il à un rêve différé ? // Sèche-t-il / comme un raisin au soleil ? /… Se met-il à puer comme de la viande pourrie ? //…Où est-ce qu’il explose ? » Ces vers, publiés en 1951, posaient et posent toujours les questions essentielles. Mais nous savons, avec Langston Hughes, qu’une société n’échappe au pourrissement ou à l’explosion qu’avec un minimum de conviction égalitaire, laquelle n’est pas pour l’instant dans l’air du temps.

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