Entretien avec Virginia Reeves

« Un travail comme un autre », de Virginia Reeves, a obtenu en septembre le Prix Page/America 2016. Steven Sampson s’est entretenu avec l’auteure de ce premier roman qui se déroule dans l’Alabama des années vingt et y ajoute quelques réflexions personnelles sur la situation contemporaine de la littérature états-unienne.


Virginia Reeves, Un travail comme un autre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, Stock, 344 p., 21,50 €


Pourquoi avez-vous choisi de situer ce livre dans l’Alabama ?



Quand j’avais huit ans, ma grand-mère paternelle a déménagé à Lillian, dans l’Alabama. Elle y habite encore tandis que mes parents et moi n’avons pas arrêté de bouger, sa maison représentait un repère immuable. J’y retourne souvent. J’ai commencé à écrire des nouvelles sur sa communauté – une retirement community (village de retraités). Le village est étrange, divisé en trois quartiers hiérarchiques : celui de mobile homes, un autre composé de maisons modestes construites dans les années soixante et enfin, le plus luxueux, sur la baie, où se trouvent des demeures magnifiques. Lillian se situe sur Pensacola Bay, en face de l’État de Floride.

Mais votre roman a lieu dans une autre partie de l’Alabama, à une autre époque.



Quand j’étais étudiante au Michener Center (qui abrite un programme d’écriture créative –à l’Université du Texas), j’ai suivi un cours sur l’écriture de l’histoire avec H.W. Brands dans le but d’approfondir ma connaissance de cet état. La bibliothèque universitaire m’a été très utile. En faisant des recherches j’ai trouvé un mémoire de maîtrise intitulée These Came Back, écrit par une étudiante dans les années trente, une étude des taux de récidive pénale. Ce document me semble une sorte de rêve pour un romancier parce qu’il construit une typologie de personnages selon des éléments statistiques et objectifs : QI, âge, race, métier, religion, situation maritale, présence ou absence des maladies sexuellement transmissibles. Et les résultats, paradoxaux, m’ont surpris, il se trouvait que les ex-prisonniers qui récidivaient le plus souvent étaient ceux dotés d’un QI élevé, d’un métier, mariés avec enfant. Cela m’a poussé à créer le personnage de Roscoe.

Pouvez-vous me parler de vos trois années au Michener Center ? Pour être franc, j’ai des présupposés assez négatifs, sans doute du fait que j’essaie moi-même de publier de la fiction, sans avoir entrepris une telle démarche.



Le Michener Center (fondé et financé par le célèbre écrivain populaire James Michener) est extraordinaire à plusieurs titres : les étudiants disposent d’une bourse complète, et sont dispensés de travailler en parallèle. J’ai pu étudier avec Margot Lindsay, avec J.M. Coetzee, et puis avec des membres permanents de la faculté dont Elisabeth McCracken et James Magnuson, directeur du centre. J’ai eu un professeur incroyable, Michael Adams. Nous étions trois à nous réunir dans son bureau pour suivre un cours sur la Bible, dont nous identifions les éléments narratifs. Mais le Michener Center m’a surtout permis d’avoir le temps d’écrire, le cursus est peu contraignant. Chaque promotion ne comprend que douze étudiants, toute discipline confondue : fiction, dramaturgie, poésie, scénario. Il y a aussi des ateliers, phénomène typiquement américain : on est douze personnes à débattre des textes des uns des autres. Dans ma promotion il y avait ma grande amie Fiona McFarlane, dont le livre L’invité du soir est très réussi. Elle est devenue la lectrice dans laquelle j’ai la plus de confiance.



N’y a-t-il pas un danger que ce système amène à une écriture conformiste ?



Je ne crois pas qu’on soit en train de fabriquer des écrivains à la chaîne. Ces programmes ne cherchent pas à promouvoir un style univoque. Dans ma promotion il y avait Fiona McFarlane, Kevin Powers, Brian Van Reet, dont le roman vient d’être acheté et sera publié l’année prochaine. Nous sommes tous très différents. Je crois que chacun était accepté pour ce qu’il est, avec ses forces et ses faiblesses. Pour publier aux États-Unis, on n’est pas obligé à avoir un MFA (Master of Fine Arts dans l’écriture créative). Ces programmes ont remplacé le mécènat. Si quelqu’un était venu me voir et m’avait dit : «  je trouve que vous avez du talent, je vous soutiendrai financièrement pendant trois ans », je crois que cela m’aurait tout autant convenu. J’aurais sans doute simplement mis plus de temps à obtenir des contacts dans le monde de l’édition.

Comment vos collègues ont-ils reçu votre texte ? 



J’avais du mal avec l’intrigue, j’avais tendance à prendre une scène ou une idée et à l’élaborer, sans pour autant l’intégrer à une progression narrative. Je tournais en rond en quelque sorte.

Est-ce un véritable défaut ? Une « scène » ne constitue-t-elle pas une « histoire » ?



Cela pourrait l’être. Je pense par exemple à Au cœur du cœur de ce pays, où il s’agit en quelque sorte de clichés photographiques successifs. Mais cela ne correspondait pas à mon projet, il manquait quelque chose à mon écriture, une direction. On me disait, « d’accord, vous êtes écrivain, vous savez enchaîner des phrases, mais quel est votre but ? »

Que voulez-vous dire exactement ?



Parfois il faut terminer un livre avant de pouvoir se l’expliquer. Dans Un travail comme un autre, je dirais que l’histoire tourne autour d’un homme, Roscoe. Je m’intéresse énormément aux personnages. Cette approche s’impose de plus en plus chez moi comme une évidence. Mes histoires commencent avec un personnage et une situation.

« Une situation » ?



Un endroit et une époque. Un travail comme un autre n’aurait pas pu avoir lieu ailleurs que dans l’Alabama des années vingt et trente, à cause de ce qui se passait dans l’État à ce moment de l’Histoire.



Pourquoi cet endroit et cette époque précis ?



J’avais entamé une collection de nouvelles sur Lillian, et je cherchais à la compléter. Je voulais en rajouter une qui remontait davantage dans le passé. Quand je l’ai entreprise, je croyais qu’elle ne serait qu’une nouvelle de plus. J’écrivais sur Roscoe, considéré du point de vu de son fils. Mais quand j’ai compris qu’il allait faire de la taule, je me suis renseignée sur les prisons, et j’ai découvert l’existence fascinante de Kilby. L’ancienne prison, Kilby ayant été rasée et reconstruite.

Qu’avait-elle de si fascinante ?



Elle avait été créée en 1922 pour combler les défaillances du système pénitencier de l’Alabama, l’un des états le plus arriérés dans ce domaine. Sur internet, j’ai trouvé les plans ainsi qu’une multitude de notes expliquant le projet. Les constructeurs obéissaient à des objectifs ambitieux et louables en ce qui concerne la réinsertion des détenus : Kilby devait servir de centre de traitement pour l’intégralité de la population carcérale de l’État, chaque détenu y subissant des évaluations physiques et psychologiques afin de préparer un bilan individuel servant à développer un programme sur mesure.

Dans votre roman Roscoe y arrive en 1926.



Il fallait qu’il soit là en même temps qu’Ed Mason, créateur de la première chaise électrique. Ce menuisier anglais est l’unique personnage historique réel du roman. Venant de Londres, il échoue dans l’Alabama, est arrêté pour vol, fabrique la chaise électrique en échange d’un mois de permission, ne retourne jamais à Kilby, et disparaît. 

Wilson, l’employé noir de Roscoe, est moins chanceux. Il est « loué »  par l’État aux propriétaires d’une mine de charbon.

Pendant mes recherches, j’ai trouvé un essai : Slavery by Another Name (inédit en français) qui démontre comment les États du Sud ont prolongé la tradition esclavagiste d’une autre manière. L’Alabama a été le dernier État à abolir cette pratique. 

Mais avant même découvrir toutes ces injustices, vous aviez eu envie d’écrire sur cet endroit.

Pourquoi ?



Je l’aime. L’Alabama me paraît fascinant parce qu’il condense l’Histoire de notre pays. On la voit encore, on la sent. Une ségrégation aberrante y subsiste encore. Là où vit ma grand-mère tout le monde est blanc. Les seuls Noirs que j’ai pu apercevoir sont des éboueurs. Mais si vous faites deux kilomètres sur la route, vous tombez sur des maisons habitées exclusivement par des Noirs. Il n’y aucun lien entre ces espaces distincts, il y a une frontière invisible qui les sépare.

Alors qu’aimez-vous dans cet endroit ?



Je ne sais pas comment l’expliquer sans laisser l’impression d’être monstrueuse. J’ai passé beaucoup de temps sur le golfe du Mexique. Dans l’une de mes nouvelles j’évoque cette « nonchalance en sandales »  que je n’ai ressentie nulle part ailleurs, cette idée de « fais comme chez toi », qu’on doit profiter des choses simples. C’est l’image d’un verre de thé glacé qui suinte des perles froides le soir sous un porche. Tout cela existe encore, la lumière est plus basse, les objets sont tangibles, l’Histoire semble vivante, le passé, même s’il est immonde, est incroyablement présent. Il y un sentiment de persévérance, de résilience. Ici, on a encore cette  croyance que n’importe qui peut éventuellement réussir. On a le sentiment très fort que la vie est une épreuve, que l’on doit tous lutter.

On voit difficilement le rapport entre le titre de votre roman et le thème.



Il vient d’une phrase dans le roman. Roscoe a purgé sa peine, et lorsqu’il retourne besogner à la ferme, il trouve le même sentiment de bien-être qu’il avait à Kilby, où il avait travaillé à la laiterie, dans la bibliothèque et avec les chiens. Le travail physique me fascine, dans toute ma vie, je ne l’ai fait que pendant deux jours. J’ai passé une journée à aider des voisins dans le Montana à écorcher des arbres à la scierie, et une autre fois, j’ai assisté les patrons du restaurant où j’étais serveuse lorsqu’ils marquaient leur bétail au fer rouge. Il fallait donner aux mâles une injection d’hormones dans l’oreille. Quand vous avez passé la journée à travailler avec votre corps, vous dormez merveilleusement bien.

Finalement, vous semblez valoriser le labeur physique plus que l’écriture.



En effet, c’est un conflit intérieur. J’aimerais pouvoir dire : « j’ai bâti cette maison »  ou : « j’ai posé les pavés pour cette rue », ou : « j’ai abattu cette forêt ». Quelque chose de fort, de réel, de tangible, qui ne requiert aucune justification. Alors que moi, que fais-je ? J’aligne des mots sur la page. D’accord, un monde sans art serait triste, je le concède. Mais j’ai besoin de concevoir l’artiste comme quelqu’un de connecté à l’univers concret, qui réussit à fabriquer un objet concret.

Donc vous décrivez des personnages qui vaquent à des travaux physiques, tandis que notre monde actuel est de plus en plus virtuel.



J’en suis d’accord. Je suis un luddite, je rendrais volontiers mon téléphone portable, j’abandonnerais mon ordinateur en faveur d’une machine à écrire. Je refuse d’écrire un livre où il y aurait un téléphone portable, par conséquent, toutes mes fictions doivent avoir lieu à une époque avant l’introduction de cet outil. A mes yeux, il enlève toute possibilité de tension dramatique : il suffit pour un personnage de téléphoner ou d’envoyer un SMS, sans doute l’appareil de son interlocuteur est-il allumé ?

Propos recueillis par Steven Sampson  


Virginia Reeves, Un travail comme un autre

Virginia Reeves © Suzanne Koett

Écrire aux Etats-Unis

Difficile de ne pas tomber sous le charme d’une romancière si franche et ouverte : après vingt années passées en France, je continue à apprécier la modestie et l’optimisme de mes compatriotes.

En même temps, je me souviens d’un incident marquant quand j’étais en première à mon lycée de Milwaukee. Un jour, mon professeur d’histoire intellectuelle – il était diplômé d’Harvard et je le révérais – nous a demandé s’il y avait de grands écrivains américains vivants. Pour l’impressionner, j’ai levé la main et répondu, tout fier de mon érudition : « Michener. » « Michener ?, s’est-il exclamé. Pouah. C’est un conteur ! » (He’s a storyteller.) La honte totale !

Aujourd’hui, que dirait-il de la situation littéraire aux États-Unis ? Les storytellers n’imposent-ils pas leur vision, grâce à un puissant système reliant école d’écriture créative et agent littéraire, relayé à l’étranger par des festivals tel celui qui vient de se dérouler à Vincennes ?

On adore l’Amérique, surtout lorsqu’elle raconte humblement ses maux historiques, comme l’esclavage, le racisme, la pauvreté, la violence, l’illettrisme, l’inculture, les inégalités. Le voyage – religion officielle de notre époque – est d’autant plus agréable lorsqu’on parle la langue et comprend les coutumes. Et que l’on puisse se sentir moralement supérieur par rapport à la sauvagerie capitaliste pratiquée de façon plus virulente ailleurs.

Et la lecture, se porte-t-elle aussi bien que le tourisme ? Le truc, c’est de marier les deux, de fabriquer une littérature « des grands espaces »  afin de faire déplacer le public dans de paysages légèrement exotiques, ceux par exemple de l’Alabama, de la Californie, du Montana, de la Louisiane. On élabore alors une littérature de lieu.

Un travail comme un autre fonctionne bien : à la fin de ma lecture du roman de Virginia Reeves, j’ai pleuré, comme il m’est arrivé de faire pendant un film de Spielberg. Le message du livre me touche, je ne suis pas complètement en désaccord avec ses hypothèses de base : c’est normal, j’ai grandi avec ! N’est-ce pas vrai qu’on est tous pareil, que l’homme est fondamentalement bon, que les conflits découlent des malentendus, d’un manque de communication ? Et que le monde va de mieux en mieux, vu les malheurs du passé ?

Dans Un travail comme un autre, les misères découlent indirectement d’un accouchement difficile, lorsque Marie donne naissance au fils unique du héros (la Bible, la Bible, rien que la Bible, dans la littérature américaine !). Si seulement homme et femme avaient su exprimer leurs sentiments, ils ne seraient pas enlisés dans le silence, la froideur, l’indifférence, ce qui aboutit à la démarche imprudente et illégale de Roscoe : il détourne une ligne électrique de l’Alabama Power pour alimenter la ferme de sa femme.

La littérature d’aujourd’hui – celle produite par les écoles d’écriture créative, couronnée par des prix et vendue par des agents – focalise sur la psychologie du couple. En général, le mari parle moins bien que son épouse, le « développement »  de l’intrigue consiste alors en l’apprentissage de la communication par celui-là. Sur ce point, Virginia Reeves a le mérite d’inverser la donne, je la félicite.

Mais la question demeure : une fois la parole maîtrisée, personnages masculin et féminin ont-ils quelque chose à se dire ? De quoi parleraient-ils ? Faut-il éviter de leur octroyer des iPhone 7 par peur qu’ils ne prennent conscience du vide ? Est-ce mieux de fuir vers des paysages lointains – ceux de l’école du Nature Writing ou des romans historiques – pour ne pas regarder la réalité en face ?

Ce nouvel culte du « concret », n’est-ce pas une littérature irréelle ?


Cet article a été publié en avant-première sur notre blog Mediapart.

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