La coutume aux pouvoirs

Avec la traduction des Usages de la coutume, le lecteur français dispose enfin de la version française de l’essentiel de l’œuvre du grand historien anglais Edward P. Thompson, mort en 1993. Il aura fallu attendre presque 25 ans.


Edward P. Thompson, Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre. XVIIe-XIXe siècle. Trad. de l’anglais par Jean Boutier et Arundhati Virmani, coll. « Hautes Études », EHESS/Gallimard/Seuil, 690 p., 30 €.


25 ans c’est, curieusement, la durée qui sépare la publication en anglais de l’autre maître-livre de Thompson, La formation [making] de la classe ouvrière anglaise (1963), de sa traduction française puisque cette dernière ne paraîtra qu’en 1988 (elle est disponible dans la collection Points Histoire depuis 2012). Il ne s’agit pas de s’appesantir sur cette espèce de comput à retardement de la traduction. D’autres, ailleurs, ont tenté d’éclairer le pourquoi d’une réception pleine d’atermoiement et d’en déduire une loi bien française qui pourrait être «  la France ne traduit les chefs d’œuvre qu’un quart de siècle après leur publication », le temps de la maturation sans doute. Mais il faut en profiter, malgré tout, pour souligner une fois de plus cette faiblesse française, unique en Europe (latine en tous les cas).

Le livre qui nous est donné à lire en français aujourd’hui – et il faut saluer à la fois les éditeurs et les deux traducteurs – n’est pas exactement le livre dont l’auteur avait l’ambition. Il aurait voulu écrire une manière de suite à son ouvrage de 1963, centrée sur le rôle social de la coutume. Il donnera finalement une sorte de livre testament, qui ne sera pas pourtant son dernier livre, consacré à William Blake, et paru l’année de sa mort. Nouant la gerbe autour d’études emblématiques du travail de l’historien, publiées entre la fin des années soixante et le milieu des années soixante-dix, l’ouvrage constitue ainsi une des meilleures portes d’entrée dans cette œuvre profuse, tant par la densité des textes que par le dialogue de l’auteur avec lui-même et les critiques dont il accompagne la réédition augmentée des essais retenus pour le volume. La qualité de l’introduction des traducteurs et la bibliographie de Thompson en fin d’ouvrage en rehaussent encore davantage l’intérêt.

Dire que cette œuvre a « travaillé » l’historiographie depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, serait largement insuffisant. Alors que l’histoire sociale courait le risque de s’étouffer elle-même dans ses propres comptages, dans ses querelles infinies autour de la définition des « catégories sociaux-professionnelles », dans son acharnement à ne vouloir considérer que des structures, Thompson redécouvrait comme une évidence perdue de vue par les historiens : les sociétés humaines sont composées d’acteurs, et, s’ils ne savent pas exactement l’histoire qu’ils font, reste qu’ils l’accomplissent bel et bien, même quand ils la subissent. S’inscrivant dans la tradition marxiste, un Marx relu par Gramsci et certainement par Lukács, l’Anglais tâchait de reconstruire le passage d’une société d’Ancien Régime aux sociétés modernes à travers des études de cas, révoltes frumentaires, affaires de destruction de clôtures portées en justice, manifestations populaires, charivari, etc. Introduisant le questionnement anthropologique dans son travail, il voulait montrer que le monde social, dans ses évolutions historiques, repose fondamentalement sur des « expériences ». Elles sont comme une espèce de sensorium social des groupes sociaux, des organes médiateurs capables de recevoir, mais non selon l’ordre de l’enregistrement passif ou du stimulus, mais de la réception active, interprétative, ce qui arrive dans l’histoire, et d’informer des actions inventives et non des réponses préprogrammées.

Edward P. Thompson, Les usages de la coutume. Traditions et résistances populaires en Angleterre

Dans ce dispositif, là où Deleuze aurait parlé « d’agencement » – Thompson emploie le mot, qui, depuis, a fait son chemin, d’ « agency », de capacité à agir –, la coutume occupe une place centrale. Il s’agit pour lui d’un concept ou, comme il l’écrit, « de [sa] conceptualisation du concept plus rigoureux de Bourdieu » d’habitus. Il faut remarquer, de ce point de vue, que ce dernier ne reconnaîtra jamais la proximité des deux notions, traitant Thompson, que Bourdieu respectait par ailleurs, de « spontanéiste », et ajoutant que, selon lui, « la tradition marxiste était vouée à l’oscillation perpétuelle entre les deux pôles objectiviste et spontanéiste » (Sociologie générale I, Raisons d’agir/Seuil, p. 105). À la lecture de Thompson, l’on se rend compte que sa conception de la coutume est plus complexe qu’il n’y paraît. L’acteur social n’agit pas spontanément, précisément. Ce qui le guide, ou ce qui structure son action, c’est un ensemble sédimenté, que l’historien doit décoder dans chaque contexte, composé d’émotions, de conscience très aiguë qu’il existe des normes de justice tacites, de jugements pré-juridiques sur des droits collectifs faisant l’objet d’un consensus, lequel autorise toujours une négociation devant des situations inédites. Cette « vision traditionnelle cohérente des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques propres aux différents acteurs de la communauté » peut être créatrice de normes dans un monde très contraint, très polarisé comme le monde d’Ancien Régime.

Nous touchons ici à un aspect remarquable du projet global de Thompson. S’il se penche dans le livre de 1963 sur la façon dont la classe ouvrière anglaise s’est constituée, le « making » du titre est à prendre au sens de making of, dans celui-ci, il explore le monde d’avant, celui du XVIIIe siècle, d’avant le marché ; il ne connaît que les marchés, celui d’avant les « classes » sociales proprement dites – « j’utilise la terminologie du conflit de classe, tout en me refusant à identifier une classe », écrit-il –, un « théâtre de champ de forces » qui doit être regardé par l’historien « par le bas » et « par le haut », suivant la perception des protagonistes, les mêmes réalités prenant des significations différentes suivant leurs positions. Les mots des historiens modernistes lui paraissent trop « maladroits » et « limités », notamment celui d’émeute. Il déchiffre derrière ce phénomène toute une culture, mais pas exactement celle des anthropologues, un système de significations, mais plutôt une ressource sur la scène agonistique, toute une « mentalité » ; il écrira directement le mot en français, qu’il rassemble, non pas sous la bannière de la tradition, mais de la coutume, « champ de changement et de contestation, et l’arène dans laquelle des intérêts opposés produisaient des revendications conflictuelles ». Ce qui permet à l’historien anglais de décrire une sorte de genèse matérielle de la modernité, genèse du concept moderne de propriété, généalogie de l’économie dite de marché, auxquelles il faut ajouter celle des rythmes de vie, des rapports hommes-femmes, etc.

Lire ou relire Thompson aujourd’hui est indispensable à l’heure où l’on s’interroge sur la capacité d’agir des groupes sociaux dominés, les chances de voir naître un nouveau modèle de consommation fondé sur une théorie renouvelée des besoins, et, enfin, sur les ressources encore disponibles pour le combat infini de l’émancipation.

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