Solitude ultra-moderne

Qu’est-ce qu’une « nounou » ? Une nourrice, assurément. Un diminutif avant tout. Un mot qu’on dit sans réfléchir, une fonction pour bien des prénoms. Une personne située au cœur d’autant de vies familiales que d’enfances, mais à laquelle il n’est pas nécessaire de penser. « La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. » Dans Chanson douce, le deuxième roman saisissant de Leïla Slimani, Louise a ceci de singulier qu’elle est de plus en plus visible et de moins en moins comprise, « une présence intime mais jamais familière ».


Leïla Slimani, Chanson douce. Gallimard, 226 p., 18 €


Louise est, en effet, loin d’être une intruse chez ses employeurs, Paul et Myriam, parents d’une fille et d’un garçon, Mila et Adam. Cet ingénieur du son et cette avocate habitent, dans le Xe arrondissement de Paris, « le plus petit appartement de la résidence ». La nourrice, ils la choisissent sur un catalogue. Son sérieux, son contact avec les enfants, ses talents de cuisinière, la rendent vite indispensable à un foyer près de s’effondrer à la moindre secousse : Paul et Myriam sont des parents très occupés par le travail, et Myriam se pose bien plus de questions sur la vie que Paul. Cette jeune femme dont ils ne savent pas grand-chose devient même, dans leurs conversations, « notre nounou ».

Certes, on ne sait plus très bien qui est l’enfant parmi ces personnages : la nourrice vit pour eux « dans le monde des enfants ou dans celui des employés » ; les parents, possédants, sont possédés par cette femme qui dirige désormais leur vie. En revanche, on sait au bout de trois pages quels enfants meurent : Mila et Adam sont retrouvés assassinés, comme dans l’histoire de Louise Woodward, cette jeune fille anglaise condamnée aux États-Unis en 1997 pour le meurtre du bébé dont elle avait la garde. Un tel prologue suscite cette fascination faite d’effroi et de curiosité qui nous prend dans les romans policiers, mais cette fois à rebours, car on sait qui a tué. Le tout va être de remonter le fil, auprès d’un narrateur qui aurait vu beaucoup de choses, mais pas tout, et qui ressemblerait à un enquêteur déposant devant un tribunal. À partir de la scène du crime, Chanson douce se dirige moins vers les dimensions sociologiques des faits ou les questions psychologiques qu’ils posent, que vers la description minutieuse de ce qui s’est passé dans ce foyer « bobo » fissuré par la mélancolie, au croisement du conte cruel, des romans de Simenon et du Perec des Choses.

Leïla Slimani, Chanson douce critique

Leïla Slimani © Jean-Luc Bertini

On pourrait faire dire beaucoup au roman de Leïla Slimani, et ce ne serait ni faux ni exagéré. Qu’il montre avec subtilité une intimité familiale exacerbant les rapports de domination, une violence sociale qui s’exerce encore plus brutalement lorsqu’elle est légitime, le bouleversement des normes quand du travail salarié fait irruption dans les espaces les plus privés de nos vies. Le récit est parsemé de détails qui deviennent des signes évidents de la catastrophe à venir, d’éléments biographiques qui pourraient tracer une personnalité assignable à une identité. Mais sa ligne, très bien tenue, échappe toujours à la moindre explication totalisante. Même les échanges entre les parents – qui veulent « qu’elle bosse pour qu’elle nous laisse bosser » – et la nourrice – « qui ne comprend pas la langue parlée autour d’elle » – ne sont pas réductibles à une relation de domination. Leurs interactions, telles que Leïla Slimani les décrit, sont toujours plus complexes, plus fuyantes, pleines d’un désir qui se retient toujours. Paul et Myriam ne regardent pas Louise, ne s’adressent jamais vraiment à elle. On sent bien pourtant qu’ils ont envie – tout comme nous – d’en savoir plus. Aucune amitié ne naît entre eux. Leur désir achoppe sur son statut d’indésirable : on ne franchit pas les barrières sociales comme cela. Ils ne voient pas, ou trop tard, ces signaux de maniaquerie obsessionnelle, ce quelque chose qui cloche chez cette femme qui les fascine et bientôt les révulse. Ils ne perçoivent pas que Louise, à défaut de pouvoir vivre pleinement sa vie, vit à travers eux.

On ne saura pas pourquoi Louise a fait « ça », on le sait – elle a pu le faire pour des raisons équivalentes entre elles. Elle-même dit à Myriam : « Les enfants, c’est comme les adultes. Il n’y a rien à comprendre. » Et pourtant on poursuit la lecture. Parce que, sur toute sa durée, le charme opère ailleurs : tout au long de cette ligne romanesque courbe et régulière, qui contourne toujours l’intérieur des personnages et traverse le monde où se déroule le drame pour en faire sentir l’atmosphère lestée de plomb. Celle des immeubles dont les habitants ne font que passer, des jardins publics les après-midi d’hiver, des mauvaises nuits dans les studios minuscules rongés d’humidité. Leïla Slimani décrit en pointillé un air du temps fait d’ennui, d’inquiétude et de tristesse, que l’expression de certains visages, quelques gestes, nous laissent parfois saisir dans les rues, dans les allées des supermarchés, sous les abribus, dans les rames de métro.

Le mystère qui entoure Louise n’est pas seulement celui d’une meurtrière de fait divers. C’est celui de la vaste constellation des hommes qui nous intriguent, car rien, pas même un récit ni une enquête, n’est capable de sonder leur solitude jusqu’au fond. Ils vivent hors du bruit du monde, mais ils en maintiennent les fondations à bout de bras. Tout dysfonctionnerait s’ils se mettaient eux aussi à s’exprimer. Leur position à l’écart révèle d’autant mieux ce qui s’y passe, ce que nous sommes les uns pour les autres. Louise voit tout de ce couple et de leur ville devenue « une vitrine géante ». « La solitude agissait comme une drogue dont elle n’était pas sûre de vouloir se passer. Louise errait dans la rue, ahurie, les yeux ouverts au point de lui faire mal. Dans sa solitude, elle s’est mise à voir les gens. À les voir vraiment. L’existence des autres devenait palpable, vibrante, plus réelle que jamais. » Elle, contrairement à ses patrons, sait bien qu’on vit grâce à elle. Cette observatrice au poste avancé ne peut rien en dire, comme si sa parole était pour toujours arrimée à celle des autres. « Ils font la conversation. Louise voudrait raconter. Raconter quelque chose, n’importe quoi, une histoire à elle mais elle n’ose pas. »

Cette histoire accablante se passe dans un Paris qui s’habitue aux attentats mais où le malaise se loge plutôt dans le creux des ventres, à l’intérieur des gorges nouées par de mauvaises vies. Les corps se tendent et se cassent. Ceux dont c’est la vie suffoquent, bouillonnent, près d’exploser à force de drames intimes, de compromissions, de hontes, de regrets, de temps perdu parmi les objets à acheter et les choses à faire. L’avocate et la nourrice se rencontrent sur ce point. Les enfants en sont les ultimes victimes, car les adultes peuvent toujours s’échapper. Un tel roman est une interface qui montre son époque sous une lumière soudaine et crue, perçant pour un instant cette grisaille qui recouvrait nos vies.

À la Une du n° 18