Le sentiment géologique

Il court dans le dernier roman de Patrick Chamoiseau une image particulièrement porteuse qui est celle de la grappe : la grappe originelle qui fut le premier rassemblement d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards cherchant à se protéger et « être plus forts en face de l’énigme du monde » ; la grappe informe qui « crée un brouillard de solidarité » entre les êtres sans nom qu’étaient les esclaves ; la grappe d’une écriture et d’une œuvre qui procèdent sans « lignes certaines », même s’il s’agit avant tout d’une défense vitale, née de la compassion, de la fraternité et de liens trempés dans le sang.


Patrick Chamoiseau, La matière de l’absence. Seuil, 365 p., 21 €


La matière de l’absence – un titre superbe, riche, immanent – s’ouvre avec la disparition de Man Ninotte, la mère de l’auteur, dont il dessine le portrait aimant depuis le début, soit les trois volumes de sa trilogie, Une enfance créole. « En ce 1er janvier de cette année 2000, elle n’était pas revenue », écrit-il, avançant la seule « donnée chiffrée » de l’ouvrage. Le lecteur sourit, car la date est presque trop ronde, trop inaugurale, ou au contraire trop terminale, comme si ce nouvel an d’un nouveau millénaire indiquait l’idée d’une fin ou d’un commencement, peut-être plutôt ce que Chamoiseau appelle un « incommencement », une forme d’éternel retour. Ce serait un temps nouveau, qui siérait parfaitement à cet écrivain, dont le livre raconte la porosité entre le monde du passé et celui du présent, le monde de la domination et celui de la libération, le monde des morts et celui des vivants : La matière de l’absence est un conte où les nuits sont « enceintes », où les morts dont le corps se décompose sont une énigme « fécondante ».

Man Ninotte disparue, l’écrivain installe aussitôt avec sa sœur aînée, La Baronne, un long dialogue qui se déploie au cours du livre. La note basse de l’ouvrage est ce dialogue dont le fil s’amenuise souvent au point que le lecteur l’oublie, pour ressurgir çà et là, sous forme d’incises, de titres de chapitres ou de têtes de paragraphes. Sans guillemets, ni tirets, l’écrivain s’affranchit des codes typographiques pour ne garder que les italiques dont il ponctue le livre, ici quand il intègre des vers de sa composition, là quand il propose une citation en exergue, là encore quand il parodie les sous-titres des contes philosophiques français du XVIIIe siècle : « Mais voici que la Baronne préside aux aventures de toutes espèces de survivants et autres survivances ». Le lecteur reconnaîtra la forme libre et fuyante de Texaco, un roman, mais aussi celle d’Écrire en pays dominé, un essai littéraire : en vérité, l’écrivain récuse ce type de frontières et préfère parler de « nappes », une image organique, plus proche de la matière et du vivant. Les titres des trois grandes parties, « Impact », « Éjectats », « Cratère », filent une même métaphore géologique, mais plus violente, volcanique ; or, le livre de Chamoiseau n’est à proprement parler ni volcanique ni violent, mais simplement placé à l’ombre de la montagne Pelée de sa Martinique natale.

À peine la disparition de Man Ninotte énoncée, le roman prend son envol pour devenir ce qui fait la marque de Chamoiseau, à savoir un conte où le récit vrai se mêle à la fable, aux souvenirs, au livre d’histoire, à l’ouvrage anthropologique et à l’essai ethnographique. Dès le début, l’auteur fait appel aux conteurs antillais en qui il se reconnaît, ces hommes « dont le verbe contestait avec ruse et détours » la « déshumanisation hors norme » de l’esclavage : « donc pas de réalisme, affirme-t-il, pas de descriptions, pas de localisation, pas de personnages lisibles, pas de transparence, surtout pas d’évidences ». Pas d’intrigue, mais une langue qui charrie et avance par agrégats et par associations d’idées, d’images, par grappes.

L’écrivain ne compte ni sur le goût du suspense ni sur la dramaturgie au sens classique, il en appelle à d’autres versants du lecteur. À sa curiosité quand il explique ce qu’étaient les quimboiseurs, des nègres-sorciers, et les quimbois, des assemblages plus ou moins inspirés du vaudou. À sa conscience politique et à son intérêt d’historien quand il exhume une déclaration des droits de l’humain émanant de chasseurs maliens du XIIIe siècle, laquelle vient saper ou, au contraire, consolider la nôtre, dite « universelle » : « Les chasseurs déclarent : Toute vie est une vie… / Toute vie étant une vie, tout tort causé à une vie exige réparation… ». À son cœur et à sa capacité de s’émouvoir quand il évoque l’enfance, la pauvreté, la survie vaille que vaille, l’art du ménage, la vie domestique, la fabrication de bonbons et de fleurs de papier qu’on allait vendre chez les mulâtresses ou dans les épiceries. À son oreille musicale quand il sabote les désinences du français blanc, invente et exfiltre les mots « souvenance », « insignifiance », « semblance », « tremblade » : la prose de Chamoiseau est pleine de mille glissements de ce type, c’est une langue dérivée, dérivante, moins proche d’une esthétique baroque, qui s’opposerait au classicisme, que d’une esthétique de la liberté, de la résistance et de ce qu’il nomme les « détours de la gaîté » (une expression aujourd’hui cucufiée, ou alors détournée de son sens).

Patrick Chamoiseau la matière de l'absence

Patrick Chamoiseau © Jean-Luc Bertini

Patrick Chamoiseau répugne à l’usage du mot « mort », auquel il préfère « disparition », ou « mortalité », son synonyme dans la langue créole. Il n’emploie jamais le mot « deuil », encore moins « travail de deuil ». Il croit au pouvoir de la parole, du conte, de l’oralité et de l’écrit, décalque maîtrisé et formalisé de cette oralité. Si la langue créole est issue de la déshumanisation, comment ne permettrait-elle pas de dire plus que la mortalité ? « Il était clair que nous n’avions pas assez profité de ce qui nous avait été donné, constate-t-il. Quelque chose au fond de nous est fait pour oublier la mort, la refuser, et celle-là [celle de la mère] plus encore. » Le monde que peint l’écrivain, le sien, exclut le mécanique et privilégie le mouvant ; aux règles il préfère les usages, les rituels et les croyances.

La troisième partie du livre, « Cratère », est tout entière centrée sur les funérailles de Man Ninotte, de la maison à l’église, et de l’église au cimetière, y compris les échappées et les digressions de Chamoiseau. Il faut lire les pages magnifiques qu’il offre alors, elles viennent renouveler l’idée sinistre que nous avons du passage vers l’ailleurs : « Celui qui officiait semblait détenir un pouvoir sur la mort. Il ne la craignait pas. Il ramassait chacune de ses poches d’ombre pour nous la transformer en lumière. Les élévations, les transmutations, les humilités sacrificielles, les offrandes glorieuses s’enchaînaient dans la petite église. […] Je vis la fumée de l’encens monter le long des stries de lumière, elle emportait des chants et des prières, tout un convoi de sacrifices, son parfum commença à purifier toutes choses, déclencha dans mon esprit des louanges égyptiennes, l’extase des Rois mages qui présentaient leur don… » Patrick Chamoiseau est un écrivain qu’il est tentant d’attraper avec une paire de pinces conceptuelles pour voir en lui exclusivement un militant de la créolité et un fils de la littérature postcoloniale – ce qu’il est. Il est aussi essentiellement et universellement témoin, chantre de sa communauté et de toute communauté des hommes. La matière de l’absence est un livre consacré au grand passage, au trépas, et cette dernière partie, « Cratère », met en scène la force du rituel, le don des mythes, mais aussi l’inhumation, l’absorption, l’enfouissement dans la Terre, minérale et présente.

S’il y a un lyrisme propre à l’écrivain, il n’est jamais éthéré ni flou ; en témoigne une admirable évocation de ce que sont les signes. Après avoir rappelé que les empreintes des animaux formalisaient le tout premier des alphabets, Chamoiseau énonce la transition lente de l’empreinte à la marque, puis de la marque au signe, et de là, à la naissance de l’imaginaire, de l’« émerveilleux ». « Les signes rappelaient le visible quand il n’était plus là. Soulignaient les passages. Enseignaient les dangers. Révélaient des choses qui n’avaient pas encore été vues ou encore rencontrées. Ils orientaient. Invoquaient. Convoquaient. Menaçaient. Ils constituaient au fil des jours l’archive de ce qui n’était pas là mais qui continuait d’exister pleinement. » L’écrivain évoque là encore le secret de cette « matière de l’absence » que le livre tente de saisir, matière inscrite et gravée par des pas, puis des encoches de sens. Il revient à la toute première origine du signe, avant la séparation des eaux intellectuelles signifiant-signifié, avant la naissance de la discipline et de la théorie. Chamoiseau n’est jamais abstrait. La pensée magique, berceau du « premier tressaillement de l’imaginaire », naît dans la terre et la pierre, la masse physique.

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