Un roman pour le Soudan

C’est la première fois qu’un roman d’Abdelaziz Baraka Sakin — avec lequel EaN s’est entretenuest traduit en France. Né en 1963 à l’est du Soudan, il est l’auteur de plusieurs livres qui circulent « sous le manteau » dans son pays, c’est-à-dire, à l’heure numérique, sous format PDF. En 2009, ses livres ont été détruits en public et il s’est réfugié en Autriche. Son septième roman, d’abord paru en Égypte comme les autres [1], est une description courageuse et distanciée des années de guerre, où la prise de position est tout autant une voie de salut que l’apparition d’un nouveau messie.


Abdelaziz Baraka Sakin, Le Messie du Darfour. Trad. de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin, Zulma, 203 p., 18 €


Il faut du courage pour témoigner d’une guerre et nommer ses responsables, de même qu’il en faut à celles et ceux qui dénoncent leurs agresseurs et racontent ce qui leur est arrivé. Il en faut aussi pour faire, comme Abdelaziz Baraka Sakin, un roman qui parvient à reconstituer le contexte dont il est issu, qui constitue sa chair même, et qui réussit dans le même temps à le dépasser pour créer un entre-deux où ni la réalité ni la fiction ne l’emportent totalement, pour faire entendre les subtilités de sa langue, mener son lecteur à une empathie profonde pour ses personnages. Le Darfour, cette région à l’ouest du Soudan où se déroule l’action, est pourtant si loin, la guerre qui y sévit depuis 2003 si complexe et si brutale.

De belles figures traversent Le Messie du Darfour et sont remplies de courage, elles aussi. Comme cette jeune fille au prénom d’homme, Abderahman, qui a oublié le massacre de sa famille et les viols qu’elle a subis au cours de l’attaque de son village, et qui pourtant ira jusqu’à les venger ; comme cette vieille marchande de légumes qui la recueille chez elle et qui, malgré la perte de sa foi, continue de vivre. Les deux jeunes soldats enrôlés de force dans l’armée gouvernementale, quant à eux, ont le courage d’admettre leur peur devant l’éventualité du combat et de la mort. Dans ce pays fait d’influences arabes et africaines, d’islam et de christianisme, apparaît un homme, fils d’un charpentier nommé Joseph et d’une femme nommée Marie, à la fois « arabe » et « Noir » là où certains se revendiquent ou l’un, ou l’autre ; là où les vaines recherches d’identité pure, manipulées de toutes parts, font justement le terreau de la guerre.

El Fasher, capitale de la province du Darfour Nord, au Soudan

El Fasher, capitale de la province du Darfour Nord, au Soudan

Cela ressemble à une profession de foi moins religieuse que politique : son attente permet au récit de faire entendre une révolte qui sourde, pleine de colère et d’espoir. « Cette étrange affaire de « prophète du Darfour » – pour reprendre les termes de la presse occidentale » est l’une des multiples trames narratives d’un roman dont chaque chapitre peut se lire comme un récit à part entière, à la fois séparé des autres et relié au reste, où il arrive même qu’un personnage livre sa propre histoire. La transmission des événements passés semble, alors, aussi essentielle à la paix que la projection vers l’avenir heureux promis par ce nouveau messie. La violence s’estompe par moments devant cet apaisement.

Le Messie du Darfour ressemble à un conte venu de très loin, où la modernité de la guerre, avec ses armes automatiques et ses hélicoptères, continue de mettre les hommes devant leurs responsabilités plus anciennes, plus profondes, vis-à-vis d’eux-mêmes, de leur terre ou de ceux qui les ont précédés. Au terme d’un impressionnant parcours de la généalogie sociale d’un des deux soldats issu d’une lignée d’esclaves, le récit conclut : « Il savait bien que son jugement était sévère, mais il n’avait pas le choix, il ne pouvait approuver ou se montrer neutre, car l’Histoire n’était faite que des observations consignées par les hommes, et l’on a le droit en tant qu’humains de ne conserver de l’Histoire que ce qui nous concerne, on a le droit aussi de ne pas croire ceux qui l’écrivent, il n’y a pas de vérité absolue dans ce qui est consigné, rien n’est plus vrai que ce que l’on voit de ses propres yeux, ce que l’on ressent, ce pour quoi on souffre tous les jours, voilà le malheureux héritage laissé par l’esclavage. »

Il n’est pas sûr que ce roman lutte contre ce qu’un autre personnage appelle « la schizophrénie du spolié, qui ne parvient à appréhender qu’une partie de la réalité, qu’une partie des faits, et qui donc ne remplit qu’une partie de son devoir ». Le Messie du Darfour, au contraire, est un roman subversif et scandaleux, car il refuse justement le principe d’équité envers les différentes parties. Tous les hommes qu’on y rencontre sont engagés dans un monde de violence, certes ; néanmoins, seuls certains d’entre eux sont contraints de ne penser « qu’à une chose : se venger ou déserter ». Non pas qu’Abdelaziz Baraka Sakin soit binaire dans sa description très fine de la guerre, où la sécheresse de ton et même parfois l’humour la mettent à distance pour mieux la faire voir, mais il a résolument choisi son camp. Il se place du côté de ceux qui ont perdu les leurs, ceux qui refusent de tuer. Il vilipende les autres qui sont rémunérés pour le meurtre, le viol et la torture, en particulier les miliciens janjawid, auxiliaires de l’armée soudanaise recrutés dans les pays voisins. Il parle au nom d’un pays qui souffre depuis trop longtemps de la violence armée et des intérêts stratégiques, mais aussi de positions morales faibles, telle que celle qui veut que « le responsable des péchés et des fautes commis en temps de guerre, c’est celui qui donne les ordres, pas celui qui les exécute ».

baraka sakin le messie du darfour

El Fasher

Héritier d’origines darfouri et tchadiennes, Abdelaziz Baraka Sakin incarne, avec son prophète imaginaire, la diversité culturelle et linguistique du Soudan. C’est aussi un écrivain qui n’hésite pas devant quelques digressions historiques sur son pays. Agréablement menées, elles n’entravent en rien le récit, elles intègrent ce qui arrive aux personnages affligés par de nombreux deuils. Ils ressemblent en cela aux nombreux jeunes exilés qui parcourent aujourd’hui les rues de Paris dans l’attente d’un asile. En l’absence de leur parole ou de celle de leurs compatriotes restés au Soudan, on peut remercier un traducteur, Xavier Luffin, d’avoir fait connaître au public francophone ce romancier de l’oppression. Espérons que ses autres livres sortent du manteau où ils sont cachés.


  1. Signalons The Jungo. Stakes of the Earth, traduit en anglais et publié en 2015 chez Africa World Press, ainsi que le recueil collectif Nouvelles du Soudan (Magellan, 2009) où figure un texte d’Abdelaziz Baraka Sakin traduit en français.
Dans le cadre de notre partenariat, cet article a été publié en avant-première dans l’édition payante de Mediapart.

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