Miroirs de papier

Des « vies minuscules » sont à l’honneur dans un important ouvrage de Philippe Lejeune autour de diaristes célèbres ou oubliés du XVIIIe et du premier XIXe siècle. Une monographie concernant Léger-Marie Deschamps et des études sur les écrits personnels sont aussi à saluer.


Philippe Lejeune, Aux origines du journal personnel : France, 1750-1815. Honoré Champion, 650 p., 99 €

Pierre Méthais, Léger-Marie Deschamps: Vie, Œuvre, Destin posthume. Texte établi par Bernard Delhaume. Préface d’Annie Ibrahim. Honoré Champion, 446 p., 85 €

Danièle Tosato-Rigo (dir.), Appel à témoins : Écrits personnels et pratiques socioculturelles (XVIe-XXe s.) (Études de Lettres, 1-2 2016), 320 p., 30 CHF


Le 14 juillet 1762, dans une lettre à Sophie Volland, Denis Diderot met en parallèle l’astronome, qui scrute pendant trente ans, du haut d’un observatoire, le mouvement d’un astre, et le regard sur soi qu’il faudrait développer, mais qui lui paraît impossible : « Personne ne s’étudiera soi-même, n’aura le courage de nous tenir un registre exact de toutes les pensées de son esprit, de tous les mouvements de son cœur, de toutes ses peines, de tous ses plaisirs. » Et pourtant, dans les années qui suivirent, le journal personnel devait connaître en France un essor inattendu. Si d’aucuns, pour tenter de l’expliquer, réfléchiront à la privatisation du temps avec l’essor des montres personnelles, au développement de l’alphabétisation dans différents milieux, y compris pour les femmes, ce n’est pas le but de Philippe Lejeune qui, modestement, après avoir fourni à l’autobiographie ce qui est devenu sa définition canonique, présente ici, plutôt qu’un essai, une série de petites monographies à partir desquelles, espère-t-il, d’autres prendront la relève, qui pour éditer un texte du for intérieur, qui pour le prendre comme objet d’une analyse littéraire, stylistique ou historique.

Madame de Genlis lejeune journal intime

Félicité de Genlis

L’étude « archéologique », pour emprunter le terme de l’auteur lui-même, démarre avec une « Ouverture » double qui s’interroge sur les raisons pour lesquelles l’autobiographe par excellence, Rousseau, n’a pas tenu de journal, et qui traverse, en écho au célèbre « Rien » de Louis XVI, les entrées des diaristes pour le 14 juillet 1789. Dix thèmes, d’une inégale richesse, sont ensuite abordés au gré de chapitres divers. On croise ainsi des écrits cryptés, dont la lecture se refuse parfois encore à nous, des journaux à plusieurs mains, des comptes rendus de maladies, des célébrations amoureuses ou des déplorations. Bon nombre des auteurs étudiés dans le volume ne sont guère connus du monde des lettres. Certes, le « graveur de dates » Rétif de La Bretonne et l’éducatrice Félicité de Genlis, dont le journal de deuil est comme un revers douloureux et véritablement intime du panoptique de papier, ont laissé une œuvre monumentale à plus d’un titre. Lucile Desmoulins est restée dans les mémoires grâce à Camille, son mari, plus que par elle-même. Les Genevois se souviennent encore du docteur Louis Odier. D’autres encore ont laissé une trace dans tel ou tel domaine professionnel. Mais qui a entendu parler de Célestin Guittard, un « diariste malade », de Philippe de Noircarmes, « diariste ambulant », de Madeleine de Franc, « diariste dévote », de Pierre-Philippe Candy, « diariste sexuel », ou de Joseph d’Hommey, « diariste mystique » ? C’est à ces figures que Philippe Lejeune redonne vie – ou redonne la parole –, sondant leur raison et leur manière de se confier à leur journal.

Qui connaît Philippe Lejeune ne s’étonnera pas de découvrir ici un texte très accessible, écrit sans prétention, mais avec savoir, recensant des interrogations et proposant, souvent avec une modestie non feinte, une hypothèse ou des pistes de recherche que d’autres sont invités à labourer. La science de l’auteur est véritable et il parvient, comme peu d’universitaires, à la présenter avec une simplicité et un naturel de bon aloi qui ne sauraient mettre mal à l’aise même le plus profane des lecteurs. L’ouvrage est généreux dans son approche et dans ses conclusions. S’il ne prétend pas proposer une synthèse, il esquisse de nombreuses lignes de force et sera, n’en doutons pas, utile à de nombreux chercheurs.

Une autre vie minuscule émerge des pages d’un livre récent, un immense dossier sur un personnage mystérieux, connu pour avoir rédigé des textes subversifs alors même qu’il était bénédictin, Dom Léger-Marie Deschamps. Fruit du labeur considérable de Pierre Méthais, décédé il y a plus de quinze ans, l’ouvrage a été mis en forme par Bernard Delhaume. Le volume est précieux, non seulement parce qu’il livre des documents comme les lettres envoyées au marquis de Voyer, ainsi que les épaves de la correspondance de Deschamps avec d’autres, mais encore parce qu’il ouvre sur les « éléments d’une biographie raisonnée » qui fournit des relevés et détails nouveaux sur un étonnant personnage.

lejeune retif journal intime

Nicolas Rétif de la Bretonne

Parmi les lecteurs à venir des pages de Philippe Lejeune et, pourquoi pas, des lettres de Deschamps, il y aura, n’en doutons point, les membres d’un groupe d’historiens qui s’intéressent aux récits de vie, aux journaux, aux livres de raison ou aux correspondances, et dont Danièle Tosato-Rigo présente, au sein d’un volume intitulé Appel à témoins : Écrits personnels et pratiques socioculturelles (XVIe-XXe s.), une série d’études en réinvestissant entre autres les approches micro-historiques à l’italienne. Différentes aires linguistiques sont abordées et des pratiques diverses envisagées, de la notation factuelle à ces Baromètres de l’âme à propos desquels l’ami Pierre Pachet écrivait : « À sa façon, le journal observe au quotidien la crise de l’âme moderne. »

À la Une du n° 17