Paris des philosophes (18)

Diderot, ou le Paris sentimental d’un philosophe

« Ces gens-là […] vont-ils croire que […] nous avons dû parcourir notre histoire comme des va-nu-pieds ? » Milan Kundera, Jacques et son maître : Hommage à Denis Diderot en trois actes.

Diderot paris

Diderot par Louis-Michel van Loo (1767)

« Paris, qui, malgré tout le mal que j’en pense et que j’en dis, est pourtant le séjour du bonheur pour moi [1]. » Diderot, « Monsieur le philosophe », pour parler comme le Neveu de Rameau, est toujours à parcourir Paris en tous sens, mais ce n’est pas la déambulation d’un voyeur à la manière d’un Rétif de La Bretonne. On connaît les premiers mots de ce dialogue avec l’extravagant neveu : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. » Diderot affirme mener une vie régulière, de bon père de famille ; il est « d’une nature casanière de citadin » (Versini), mais son Paris est un Paris « sentimental », marqué par toutes les nuances de l’érotisme et de l’amitié amoureuse. Le maître d’œuvre du projet intellectuel le plus important du siècle, le Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, aime s’asseoir sur un banc, le « banc d’Argenson », côté rue de Valois, à l’est, pour attendre son amie Sophie Volland, ou s’amuse à regarder les joueurs d’échecs du café de la Régence dans l’allée de Foy. Étrange philosophe qui « abandonne [son] esprit à tout son libertinage » et aux yeux de qui « [ses] pensées sont [ses] catins ».

Le jeune Diderot arrive à Paris en 1728 : il a quinze ans, il est tonsuré depuis trois ans, il est destiné à la prêtrise et les jésuites de Langres lui ont donné une éducation des plus solides. Obéissant, il étudie à la Sorbonne la théologie et la philosophie, avec une préférence pour cette dernière, et il obtient en 1732 le grade de maître ès arts de l’Université. Mais la vie de la capitale a séduit le jeune homme et l’écarte de la religion. Désormais « le Paris de Diderot […] structure la vie, la sensibilité, la personnalité et finalement l’œuvre du philosophe [2] », avec deux pôles, le Quartier latin, avec ses libraires, et le Palais-Royal, avec ses galanteries. On sait peu de chose sur cette première période de sa vie, si ce n’est qu’il mène une existence « misérable » de « libertin ». Manifestement « Monsieur le philosophe » a connu, lui aussi, cette vie précaire de la bohème que décrit avec cynisme le Neveu de Rameau. D’où des relations difficiles avec son père, le maître coutelier de Langres, qui lui coupe les vivres en 1736 et le fait même enfermer dans un couvent en 1743. Diderot exerce mille métiers, dont celui de traducteur, et nombreuses sont ses adresses successives: rue de l’Observance ; rue de la Parcheminerie ; rue du Vieux-Colombier ; rue des Deux-Ponts, dans l’île Saint-Louis, etc.

Le voilà pourtant marié. Le 6 novembre 1743, il épouse secrètement une lingère, Anne-Antoinette Champion, dite « Nanette », qui loge rue Boutebrie. Le mariage a lieu en pleine nuit à l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs (dans la Cité, aujourd’hui rue d’Arcole). Le jeune ménage s’installe rue Saint-Victor (5e arrondissement) au Quartier latin, puis rue Traversière dans le faubourg Saint-Antoine, avant d’habiter rue Mouffetard. C’est là que, pendant la semaine sainte 1746, Diderot écrit des Pensées philosophiques dans lesquelles il critique vivement la religion. Le Parlement en ordonne sagement la destruction ; voilà Diderot dans les dossiers de la police.

Six ans plus tard, le 24 juillet 1749, le philosophe, qui habite alors au 3, rue de l’Estrapade (5e arrondissement) et vient de publier sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, est arrêté et conduit à Vincennes ; après un séjour dans le donjon, il est mis en résidence surveillée fin août et finalement libéré le 3 novembre, après cent trois jours de captivité. On sait que c’est en lui rendant visite que son ami Rousseau a cette fameuse « illumination de Vincennes » d’où est sorti le Discours sur les sciences et les arts.

Pour sa part, Diderot veut désormais faire preuve de prudence. Il n’empêche, il travaille avec acharnement à l’Encyclopédie en accord avec d’Alembert, que ce soit au café Procope, ou au café Landelle, rue de Bucy, mais aussi chez le libraire Le Breton, rue de la Harpe. Contre vents et marées il parvient à publier les deux premiers tomes avant que le privilège ne soit révoqué. Rien n’y fera, les dix volumes in-folio « dont deux de planches en taille-douce » proposés par souscription paraîtront tous (vingt-cinq volumes au total) de juillet 1751 à 1772, malgré la révocation du privilège en 1759 et l’opposition des dévots.

En 1753, Diderot avait connu une joie de père de famille : après trois enfants morts en bas âge, il a d’Antoinette une fille, Marie-Angélique, qu’il fait baptiser dans l’église Saint-Étienne-du-Mont toute proche, et pour qui il aura une tendresse jalouse. En 1754, il s’installe au 2, rue Taranne, à l’étage élevé d’un immeuble aujourd’hui disparu – à l’emplacement actuel du 149, boulevard Saint-Germain, à deux pas de la brasserie Lipp. D’où la statue, non loin, sur le boulevard Saint-Germain.

C’est de cette époque que date le début de sa « liaison douce » avec Louise-Henriette Volland, « Sophie » Volland, qui habite, quant à elle, avec sa mère – veuve d’un financier – rue des Vieux-Augustins (rue Hérold), non loin du jardin du Palais-Royal où Diderot la rejoint. Une liaison où l’esprit semble avoir autant de part que le corps, doucement érotique et intellectuelle, qui donne lieu à une abondante correspondance entre 1759 – date de la première lettre de Diderot conservée – et 1775. Une correspondance retrouvée en Russie et publiée en 1830, malheureusement sans les réponses de Sophie ; elle n’en reste pas moins peut-être le chef-d’œuvre du philosophe parisien.

À partir de 1759, Diderot rend compte dans la Correspondance littéraire de Grimm des Salons de peinture et de sculpture organisés tous les deux ans dans le Salon Carré du Louvre, des  Salons qu’il rédige dans le cadre luxueux du château du baron d’Holbach au Grandval (à Sucy-en-Brie). Notre Parisien, pour une fois voyageur, effectue de juin 1773 à septembre  1774 un long périple (La Haye, puis la Russie), tant est grande la puissance d’attraction des nouveaux Césars sur les philosophes (à l’époque).

Le 22 février 1784, Sophie Volland meurt en léguant à son ami une bague et son édition des Essais de Montaigne. En juillet, Diderot, frappé par cette perte, quitte la rue Taranne pour s’installer au 39, rue Richelieu, au rez-de-chaussée de l’hôtel de Bezons, un logement dont le loyer est payé par Catherine II de Russie. C’est là qu’il meurt le 31 juillet 1784. Il est inhumé le lendemain dans l’église Saint-Roch, ses restes ont disparu lors de la Révolution, empêchant tout transfert au Panthéon.


  1. Diderot, Lettres à Sophie Volland, choix et préface de Jean Varloot, Gallimard, coll. « Folio », 1984, p. 75 [8 août 1759].
  2. Laurent Versini, « Diderot piéton de Paris », Travaux de littérature, XIII, ouvrage publié par l’ADIREL, Klincksieck, 2000, p. 177.

À la Une du n° 16