Deux Corées, deux littératures irréductibles

Pour les littératures venues d’Asie, après la japonaise, connue et appréciée en Occident dès la fin du XIXe siècle et les premières années de la révolution de Meiji (1868), et celle de Chine, qui a mis longtemps à faire connaître sa richesse contemporaine quand les textes classiques étaient lus et commentés depuis des siècles, c’est désormais la coréenne qui est de plus en plus traduite, sans toutefois pouvoir échapper à la singularité douloureuse de ce pays coupé en deux.


Philippe Pons, Corée du Nord, un État-guérilla en mutation. Gallimard, 707 p., 34,50 €

Samuel Guex, Au pays du matin calme. Flammarion, 371 p., 24,50 €

Pascal Dayez-Burgeon, La dynastie rouge, Corée du Nord, 1945-2015. Perrin, 434 p., 10 €

Yi In-Seong, Saisons d’exil. Roman traduit du coréen (sud) par Choé Ao-young avec la collaboration de Jean Bellemin-Noël. Decrescenzo éditeur, 308 p., 17 €

Ch’on Myonggwan, Une famille à l’ancienne. Roman traduit du coréen (sud) par Patrick Maurus, Kim Kyoung Sik et Benoît Berthelier. Actes Sud, 373 p., 22 €

Bandi, La dénonciation. Récits traduits du coréen (nord) par Lim Yeong-hee et Mélanie Busnel. Éditions Philippe Picquier, 245 p., 19,50 €

Kim Myesoon, Un verre de miroir rouge. Poèmes traduits du coréen (sud) par Yee Choon-woo et Lucie Angheben. Decrescenzo éditeur, 126 p., 13 €

Ko Un, Poèmes de l’Himalaya. Traduits du coréen (sud) par No Mi-Sug et Alain Génetiot, préface de Françoise Robin. Decrescenzo éditeur, 200 p., 13 €


Malgré une langue commune (très difficile, sans rapport avec le monosyllabisme du voisin chinois, plus proche du système agglutinant japonais mais aussi différente de celui-ci que peuvent l’être deux langues indo-européennes comme le français et l’allemand par exemple), malgré une culture traditionnelle très originale et d’une homogénéité esthétique indiscutable jusqu’en 1950, il y a deux Corées, au moins depuis l’armistice ayant mis fin, en 1953, à l’une des guerres civiles les plus atroces du funeste XXe siècle.

Un armistice, et non la paix. Depuis soixante-trois ans, de part et d’autre du no man’s land qui sépare le Nord du Sud, les Corées s’observent, se rêvent unies (mais chacune selon le modèle qu’elle a élaboré et qu’elle croit idéal), se haïssent, se font une guerre larvée qui ne demande, à chaque instant, qu’à se retransformer en guerre ouverte.

On sait tout cela, vaguement. Trop vaguement et cette situation inédite, plus traumatisante que ne fut celle des deux Allemagnes, constitue pourtant la clé de l’existence de deux cultures modernes aujourd’hui encore irréductibles l’une à l’autre, et en particulier de deux littératures, la première, « libérale », de mieux en mieux pratiquée sur nos terres, la seconde, totalitaire, émergeant à peine de l’inconnu.

La petite troupe de livres recommandés ci-dessus comporte donc d’abord quelques volumes historiques, celui de Samuel Guex étant le plus classique et fournissant un aperçu suffisant de la spécificité d’un pays accolé au nord-est de la Chine et en perpétuelle rivalité ou interaction avec cette dernière. Mais l’auteur traite de la Corée globalement et maintient cette attitude même après la partition, c’est à dire veut croire à une possible réunification, ce qui en fait le conduit à parler surtout de la partie sud de la péninsule.

Corée du nord pyongyang

Monument de la fondation du Parti des Travailleurs, à Pyongyang (Corée du Nord)

Or, ce que l’on connaît mal, pour des raisons politiques évidentes, c’est la Corée du Nord, à laquelle Philippe Pons, remarquable correspondant au Japon du Monde, consacre une somme qui, comme on dit, fera date. C’est long mais passionnant, bourré de documents précisément commentés et la thèse défendue, que résume le sous-titre, « un État-guérilla en mutation », paraît séduisante. Sans passer du tout sous silence le caractère bestialement totalitaire du régime, ni les terribles épisodes de répression et de famine qui ont ravagé un pays au départ plus riche et plus industrialisé que le sud devenu aujourd’hui un des dragons du capitalisme américanisé, il souligne que ces malheurs et l’oppression impitoyable incarnée par les trois despotes successifs qui règnent depuis la fin des années 50 n’ont qu’à peine entamé la force de l’idéologie originelle (ni vraiment maoïste, ni vraiment stalinienne) imposée à cette bizarre nation mais aussi endossée et en somme acceptée par elle.

La mentalité de guérilla permanente, largement imputable au fait que les Coréens, depuis des temps immémoriaux, se sont toujours vécus comme les défenseurs héroïques d’une forteresse assiégée, explique en grande partie une résistance à l’ouverture et un refus des « bienfaits » de l’occidentalisation, plutôt partagés dans la population que maintenus par la seule contrainte.

Pascal Dayez-Burgeon, dans un petit livre très vigoureusement et cependant élégamment écrit, ne nie pas la part d’acceptation et même parfois de soumission enthousiaste qui enchaîne les Coréens du Nord, en vertu d’une « servitude volontaire » théorisée par La Boétie, à des dirigeants sanguinaires et volontiers aussi jouisseurs que d’antiques satrapes. Mais il insiste sur l’aspect de dynastie asiatique de la famille des Kim, qui se maintiennent au pouvoir à coups de crimes, au milieu d’incessantes querelles de palais. Il pense clairement que les jours de ces rois absolus, dont seul le premier possédait une relative légitimité guerrière, sont comptés et, pour ma part, les souvenirs éblouis que je garde de la Corée (du sud) parcourue à la fin des années soixante – c’était alors un pays très archaïque et très pauvre, d’une impressionnante vitalité – me conduisent à espérer et même à croire qu’il a raison.

De cette Corée du Nord encore si fermée et mystérieuse, des textes commencent à émerger. Ce sont des nouvelles. Pour qui veut apprécier sur le vif ce que le totalitarisme peut provoquer chez des écrivains officiels formés par le système universitaire en place, Le rire de 17 personnes fournira d’excellents exemples de nullité artistique associée au dogmatisme idéologique. Rien à sauver des dix auteurs réunis par Actes Sud et traduits par trois spécialistes dont on admirera l’abnégation. Au reste, ce type de littérature convenue et d’un moralisme suffocant n ‘apprend rien. C’était la même, fade et puérile, qui sévissait en URSS lorsqu’en 1961, au Congrès de Leningrad, Alain Robbe-Grillet eut le courage d’y moquer ouvertement, bien qu’invité, le réalisme socialiste.

corée du nord bandiPlus intéressant est l’ensemble de récits publiés chez Picquier sous le titre La dénonciation et la signature Bandi, pseudonyme d’un écrivain vivant toujours au Nord et dont les textes ont été exfiltrés depuis des années, ce qui rend difficile d’apprécier la date, ancienne ou récente, de leur écriture – certains semblent remonter à la période 1995-1998, où l’avènement de Kim Jong Il, fils de Kim Il Sung mort le 9 juillet 1994, fut suivi de la famine responsable de la mort de deux millions et demi d’habitants du Nord, un dixième de la population !

En tout état de cause, La dénonciation, qui donne plusieurs exemples glaçants à la fois de l’emprise totalitaire sur tout un peuple actif et intelligent et du degré d’inconscience où peut mener la dévotion due au « dirigeant bien-aimé » (une mère continue à aduler le « guide » qui a tué son fils) est d’un véritable écrivain et la parution à peu près miraculeuse de ce livre doit être saluée.

Pendant ce temps la Corée du Sud, qui n’a pas, à notre connaissance, encore produit de romancier de l’envergure de ceux du Japon – mais il existe néanmoins des textes de très grande qualité : Putains de pupitres, de Park Bum-Shin, Là-bas, sans bruit, tombe un pétale de Ch’oe Yun, notamment – continue à fournir en publications au moins honorables les éditeurs spécialisés. Dans le genre psychologique traditionnel (histoires de fratries, autobiographies longuettes), on lira Saisons d’exil de Yi In-seong et, plus enlevé, plus moderne, plus gai (et plus court) Une famille à l’ancienne de Ch’on Myonggwan, qui ne manque pas d’humour.

Apparaissent aussi des poètes, et si Un verre de miroir rouge, de Kim Hyesoon, ne m’a guère convaincu – trop d’afféteries, de « sensibilité féminine » plus attendue que personnelle et, à vrai dire, pas assez féministe pour mon goût – , Poèmes de l’Himalaya, de Ko Un, constitue une véritable révélation.

L’auteur (dont EaN a publié récemment un inédit), né en 1933, une victime de la dictature – sud-coréenne cette fois, car les régimes « libéraux » de l’après séparation ont été, jusqu’à une date récente, à peine moins coercitifs que la tyrannie nordiste – décide un peu avant le début du dernier millénaire de crapahuter quarante jours au Tibet, dans l’intention sans doute (mais ce n’est pas évident) de recueillir quelque bénéfice spirituel de cette ascèse.

Ko Un corée du sud

Ko Un © De Crescenzo

Ko Un en rapporte 107 poèmes de ton très varié, descriptions, méditations, rêveries, qui souvent produisent, dans leur brièveté acérée, une impression d’intense acuité du regard et de tentative d’empathie à l’égard d’un paysage et d’un peuple. Le plus souvent, toutefois, ce sont des charges d’une intensité inouïe, non pas féroces mais mélancoliques ou d’une coupante lucidité, contre la révélation mystique censée ruisseler de ces montagnes en plein ciel, où végète en réalité une population misérable et, comme il se doit, avide des satisfactions matérielles qui lui manquent. Les gourous intéressés qui bêlent d’extase sur le Tibet exploité et crasseux vous dégoûtent ? Cet antidote merveilleux est fait pour vous. Il est plein de tendresse humaine et contient l’esprit des Lumières. Les vraies.


Dans le cadre de notre partenariat avec Mediapart, cet article a été publié en avant-première dans leur édition payante.

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