Lorsque s’enfuient les dieux

Qu’est-ce que l’athéisme ? Une question rarement posée, en définitive, et qui appelle des réponses diverses : il existe un athéisme d’indifférence, ou pratique, à la manière d’Épicure, avec ses dieux lointains, un athéisme du scientifique dans son laboratoire, un athéisme simplement anticlérical, et l’athéisme dont on a accusé Socrate et les présocratiques comme Anaxagore. Comme le rappelle Marc Lebiez, avec une pointe d’esprit voltairien, les premiers chrétiens eux-mêmes ont été accusés d’athéisme : ne présentaient-ils pas comme une « bonne nouvelle » paradoxale la mort ignominieuse de Dieu, de leur Dieu, sur la croix ? N’ont-ils pas annoncé les premiers la « mort de Dieu » et le vide du ciel au Golgotha ?


Marc Lebiez, Œdipe athée : Les hommes abandonnés des dieux. L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 215 p., 22,50 €


Pour éclaircir cette question complexe, notre collaborateur Marc Lebiez, formé à l’étude des auteurs grecs, inspiré par les travaux de Jean Bollack et la critique du christianisme, dans l’esprit du « principe espérance » d’Ernst Bloch, fait retour vers les Grecs en interrogeant la figure d’Œdipe. Œdipe qui est dit par Sophocle « atheos », un adjectif qu’on ne peut traduire par « athée », et qu’il faut plutôt entendre comme « abandonné des dieux ».

Selon Lebiez, l’histoire d’Œdipe n’est pas un mythe parmi d’autres ; elle n’est pas une légende immémoriale que Freud aurait reprise, explicitée, conduite à sa vérité psychologique. Marc Lebiez y insiste, il s’agit d’abord d’une œuvre littéraire spécifique, une tragédie fondatrice parce que singulière, qu’il faut envisager dans ses deux volets, Œdipe roi (tyrannos) et Œdipe à Colone avec la mort du héros, aveugle mais apaisé, dans un faubourg d’Athènes.

Un double crime a été commis, resté impuni, et ignoré de son auteur, et c’est cette « souillure », ce « miasme » social objectif qui rend stérile la terre de Thèbes. C’est un châtiment collectif, aveugle, injuste, qui n’a rien à voir avec la notion chrétienne de responsabilité individuelle et de faute intentionnelle. Œdipe est dit atheos, car il est victime en réalité de la mauvaise foi et de l’acharnement des dieux, et la « machine infernale » qui le brise n’enlève rien à sa piété. C’est son désir de vérité qui le conduit à sa perte. L’athéisme que Sophocle met en scène n’est pas une contestation de l’existence des dieux (ou de Dieu), mais le constat par essence tragique que le monde est abandonné des dieux, qu’il est livré à lui-même par des dieux qui se sont enfuis.

C’est le portrait d’une humanité condamnée désormais à vivre dans un temps de détresse que Sophocle présente, représentatif en cela d’une pensée grecque qui a trouvé à s’épanouir avec la génération de Périclès, du sophiste Protagoras, du philosophe Anaxagore, de Socrate bien sûr, tous plus ou moins accusés d’impiété, parce qu’ils opposaient un esprit rationaliste, positiviste, aux superstitions populaires, sans cependant renoncer à une forme de présence du divin dans le monde. Marc Lebiez résume cette position « polythéiste » par le verbe « hélléniser », qui désigne chez les néoplatoniciens comme Proclus, au Ve siècle de notre ère, la résistance à la nouvelle religion hégémonique qu’est alors devenu le christianisme, et il va jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas de « théologie » au sens strict chez les Grecs. Certes, Aristote médite sur la notion de dieu dans le livre E de la Métaphysique, mais les penseurs grecs ne peuvent avoir qu’un discours sur le divin et ses formes nouvelles : les dieux, eux, sont absents.

œudipe athée dieux lebiez

François-Xavier Fabre, Œudipe et le sphinx

D’un trait polémique, qui ne peut que trouver une résonance aujourd’hui, Marc Lebiez oppose à cette forme grecque d’athéisme pragmatique, à ce polythéisme méditatif du divin sans les dieux, à cette pensée de l’immanence, l’inévitable intolérance qui accompagne le monothéisme. L’affirmation selon laquelle il n’existe qu’un seul Dieu, la « doctrine exclusiviste » qui présente comme vérité révélée l’existence d’un Dieu transcendant, radicalement séparé du monde, dont il est le créateur, et qui en serait l’ultime juge, sont si contraires à l’expérience humaine qu’il faut rien de moins que le martyre pour en garantir la vérité.

Irons-nous jusqu’à dire que Marc Lebiez réhabilite, avec ce polythéisme revisité, une forme de sagesse païenne en montrant la persistance des dieux anciens dans les rites, les fêtes et le culte des saints, et la résistance de ces formes au pur et radical monothéisme ? Sans doute ne croit-il guère à l’efficacité des interventions de saint Antoine de Padoue, pas plus qu’il n’adhère à l’idée d’une transcendance, mais, dans un monde désormais livré à lui-même, que les dieux ont déserté, dans un temps de détresse, « in dürftiger Zeit », il ne serait pas vain de revenir, comme le fait Hölderlin dans « Pain et vin », aux cultes symboliques de Dionysos (l’ivresse du vin) et de Déméter (la fermentation du pain). En d’autres termes, de reconnaître la nécessité de l’ombre, de l’impureté,  de l’ imperfection.

Marc Lebiez s’expose sans doute ainsi à bien des objections, dont celle qui voit au contraire dans cette transcendance la justification d’une éthique « autrement qu’être », « au-delà de l’essence », pour reprendre un titre d’Emmanuel Levinas. Et l’on songe aussi à ce vieux débat des années vingt qui a vu Freud, le rationaliste, et Romain Rolland, le spiritualiste, s’opposer sur la notion d’un irréductible « sentiment océanique », sur la persistance d’une religiosité sans dogmes, d’une expérience subjective impossible à déraciner. Il est certain que, comme le suggère Ernst Bloch, l’athéisme laisse une trace, une cicatrice, un manque, un blanc qu’il ne faut surtout pas se hâter de combler.

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