Un sentiment de pesanteur

Dans Les premières fois, Santiago Amigorena retrace, à la première personne du singulier, l’histoire d’un jeune garçon surnommé « Santiago-à-l’œil-blessé », exilé argentin, adolescent parisien des années soixante-dix. Ses larmes coulent sans discontinuer au fil des mots et des nombreux poèmes écrits sur ses carnets, retranscrits en italique dans le roman. Le temps regretté de l’adolescence, celui de la puissance et de la fureur selon Amigorena, tente d’être saisi depuis un autre âge, celui, dirait-on, de la nostalgie et de la pesante introspection. Mais si l’auteur souligne toujours combien l’histoire de cet adolescent est exceptionnelle et combien sa culture nourrie de livres magnifiques et de tableaux sublimes l’élève au rang d’écrivain, son récit ennuie souvent.


Santiago H. Amigorena, Les premières fois. P.O.L, 582 p., 22 €


Les premières fois du jeune Santiago sont foisonnantes. Ce sont les premiers départs, les premiers déménagements, les premiers amis, les premières amours, les premières filles, les premiers livres, les premiers tableaux, les premières révoltes. Les années soixante-dix, « ses fleurs orange et ses pattes d’eph’ », illuminent l’adolescence et ses premières fois d’une couleur vive et franche. Ces premières fois alors toujours recommencées dessinent par touches un territoire éclaté entre l’Argentine, l’Uruguay et sa belle Punta del Este, le XIIIe arrondissement de Paris, « le seul qui dispute au XVe le titre du plus triste arrondissement de Paris », le lycée Rodin, la « sombre » Prague, les « pluvieuses » Cévennes, l’île de Patmos massacrée par « les sombres années 80 qui durent depuis plus de trente ans », Amsterdam, La Haye, la mer du Nord « si triste », l’Italie tout entière… La liste est longue, mais c’est que le premier voyage solitaire de Santiago à Amsterdam le libère d’une peur, « celle d’affronter, ou plutôt d’épouser seul le monde entier ».

Dès lors, Santiago veut embrasser, dans Les premières fois, le monde entier avec ses larmes et ses mots, d’adulte et d’adolescent. L’auteur désire tout dire de ce moment de douceur et de légèreté pour mieux souligner l’étrangeté de l’expression « la première fois ». Selon lui, il y en a plusieurs, il y en a mille, partout, tout le temps, et les mots d’avant comme ceux d’aujourd’hui doivent trouver place ensemble sur la page. Le récit de son adolescence est long, et la structure en quatre chapitres, qui n’est pas des plus claires, ainsi que la juxtaposition de ses écrits de jeunesse avec ceux d’aujourd’hui donnent à ces années un sentiment de pesanteur.

Pourtant, Santiago Amigorena insiste sur la légèreté de ces années, les opposant souvent aux années quatre-vingt : « Dans les années 70 la mollesse de l’autorité invitait à une certaine mollesse de la rébellion ; à partir des années 80, le néolibéralisme et l’utilitarisme compétitif de l’enseignement ont contraint les adolescents à se réfugier dans la violence extrême des jeux sanglants. » S’ensuit une longue diatribe contre l’enseignement aujourd’hui, contre les jeux vidéo, et tout ce qui pourrait expliquer une « rébellion beaucoup plus violente, et beaucoup plus inutile » qu’avant. Mais, à force de vouloir embrasser le monde entier, d’opposer le monde d’aujourd’hui à celui d’hier, de donner son opinion sur trop de sujets (la violence, l’éducation, la littérature, la poésie, la peinture, la musique, la télévision, le libéralisme), Amigorena semble s’empêcher de dire vraiment la spontanéité et la douceur de son adolescence.

Le passé sans cesse opposé au présent perd dès les premières pages son éclat, affadi par un présent sans futur. Certes, Amigorena cherche à déjouer cette critique somme toute facile et tourne habilement en dérision sa posture derrière le surnom de « vieux crapaud graphomane », exerçant une forme d’autocritique un peu tardive : « je promets d’interrompre ensuite, j’espère pour un long moment, mon éloge grabataire du bon vieux temps ». Les premières fois tente de saisir la spontanéité et la fraîcheur des commencements, qui riment toujours avec les achèvements. « La première fois n’est-elle pas que l’une des premières fois où tout commence, où tout finit ? ». À force de fredonner l’air du « c’était bien mieux avant », Santiago Amigorena insiste plus sur les dernières que sur les premières fois.

Cette insistance se révèle à travers d’assez belles phrases, nourries d’un vocabulaire précis, mais souvent ternies par les leçons de littérature qui y sont dictées : « Lorsqu’on écrit, on doit être fidèle à la littérature, pas au passé. On doit chercher la vérité, pas la réalité. Il est inutile de confier aux mots le pouvoir d’établir qu’un événement intime, mouvant dans notre mouvante mémoire, soit à jamais figé, pour tous, dans une seule lecture ». Mais le « on doit » ne fige-t-il pas lui aussi la « mouvante littérature » dans des règles qu’elle dépassera nécessairement ?

Ces leçons littéraires sont malgré tout moins gênantes que la critique violente et générale que formule Amigorena contre l’école d’aujourd’hui, qui ne ferait selon lui qu’apprendre à « ne savoir presque rien faire », ou qui « semble au moins avoir appris à certains, si ce n’est à savoir manier une kalachnikov, à avoir le désir d’acquérir ce savoir ». Le désir initial de dire la puissance de l’adolescence et la couleur orangée des années soixante-dix est alors bien trop souvent effacé par ce ton sentencieux.

L’envie immense des débuts d’« embrasser seul le monde tout entier » laisse place peu à peu à une introspection pesante et à des analyses du monde trop générales pour être sérieusement entendues. Alors peut-être peut-on lire ce roman avec moins de sérieux, et rire de la nostalgie grabataire et du cynisme de son auteur, acceptant avec lui que l’adolescence, comme l’autofiction en somme, est ce temps où, de toute façon, « tout était faux, et tout était vrai à la fois ». Mais, à travers ces Premières fois, il est vraiment difficile de retrouver cette légèreté, et surtout, s’il en est une, sa place pour penser, ou pour rire.

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