Un homme parmi les ombres

Velibor Čolić est un écrivain à part. Croate de Bosnie, il est un jeune auteur plein de promesses lorsqu’il connaît le succès avec un premier roman très remarqué. Ce ne sera pas le cas pour le deuxième. Quant au troisième, Les Bosniaques, il brûle pendant le siège de Sarajevo. C’est sous le même titre que paraît, en 1993, un bouleversant recueil de témoignages du front, qui marque le début de sa carrière d’écrivain en France. Depuis, Čolić, qui, après un périple européen, a trouvé refuge en France en 1992, explore différentes veines qui toutes explorent l’histoire troublée de son pays et font de lui un écrivain essentiel.


Velibor Čolić, Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons. Gallimard, 200 p., 17 €


Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons oscille sans cesse (comme son titre le laissait présager) entre humour et tristesse, entre nostalgie et ironie. Velibor Čolić raconte en trente-cinq brefs chapitres son arrivée en France, à Rennes, à l’âge de vingt-huit ans, ayant « pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre », et son passé de soldat, mais aussi d’écrivain ; lorsqu’il en informe la « dame » qui l’accueille au foyer de demandeurs d’asile de Rennes, celle-ci lui répond : « Aucune importance mon petit […] Ici tu commences une nouvelle vie ». Manuel d’exil retrace le parcours d’un homme qui arrive lesté d’une histoire qu’on ne veut pas entendre, mais qui déborde de désir, sur une terre qu’il ne connaît que par ses écrivains, et qu’il va s’approprier principalement par l’écriture.

Manuel d’exil, c’est aussi une galerie de portraits, de ces hommes et de ces femmes rencontrés au fil des pérégrinations de Velibor Čolić, et qui sont parfois, eux aussi, des ombres dans le paysage français, mais des ombres qui prennent, sous le regard puis sous la plume de l’auteur, une densité incomparable : Omer et Minka, par exemple, anciens compatriotes qui, depuis de longs mois, habitent entre deux étages, à proximité de la place de la République, et chez qui l’auteur, deux fois par mois, va fêter son heureux désespoir d’être là.

Cerner les contours exacts de ce Manuel d’exil est un exercice périlleux et surtout inutile. Velibor Čolić, son auteur et protagoniste, est tout aussi insaisissable. Il balance entre des sentiments contradictoires, peut se laisser emporter par la colère, largement justifiée par une situation douloureuse dans laquelle les impasses se multiplient, mais sait toujours poser sur son expérience un regard plein de dérision qui donne à l’ouvrage des accents parfois cocasses. Il décrit, par exemple, sa misère noire et la manière très rigoureuse dont il organise ses repas pour atténuer la sensation de la faim. Après de multiples expériences, il arrive à la conclusion que dix-sept heures est le moment idéal pour manger un döner kebab, son « miracle oriental ». Et de décrire ces moments chez ses amis turcs : « Parfois je meuble mon attente avec une discussion rudimentaire, moi bosniaque, moi guerre boum boum, et le bonhomme tout sourire met plus de frites que de coutume dans la graisse de mon sandwich. » Très souvent, le comique (toujours à la frontière du tragique) naît de ces rencontres où la communication s’établit avec difficulté, limitée par le manque de maîtrise de la langue, qui oblige à exprimer de manière extrêmement simplifiée, et presque caricaturale, des réalités pour le moins complexes. Ainsi des échanges au foyer de demandeurs d’asile, où l’expérience de Velibor Čolić devient un simple « conte ténébreux où défilent à nouveau des chemises brunes, où l’on brûle encore une fois des villes, des gens et des livres. Je parle avec une voix calme et monocorde » ; il conclut, sèchement : « Avant la guerre, j’étais un homme et maintenant je suis une insulte. »

Manuel d’exil est aussi le récit de la naissance d’un écrivain, celui que nous lisons, que nous connaissons aujourd’hui en France. Et pour que cette figure advienne, il a fallu l’exil qui force à quitter une langue et à faire d’une autre sa propre langue, apprentissage né d’un désir énergique, qui semble animer sans relâche Velibor Čolić : « Il me faut apprendre le plus rapidement possible le français. Ainsi ma douleur restera à jamais dans ma langue maternelle. » Il faut alors se transformer, et devenir, d’auteur yougoslave, d’ex-Yougolsavie, de Bosnie, croate, un auteur français, qui est alors publié, reconnu, et invité aux côtés de sommités du monde intellectuel français – qu’il décrit de manière savoureuse. Mais sous ces moqueries bien senties, et derrière la satisfaction de ne plus mourir de faim, pointe cette immense tristesse d’être d’un pays « très à la mode » : « Les grands esprits de notre époque et les militaires, les politiciens et les politicards, les humanitaires et les gourous – tout le monde s’intéresse, se mêle au destin de mon pauvre pays martyrisé. Une fois l’émission commencée le grand philosophe fait du grand philosophe et moi je suis crispé. Je ne sais pas quoi dire devant ce rouleau compresseur de mots savants, d’analyses profondes et de citations retrouvées avec une insoutenable légèreté dans ses livres. »

Le récit de Velibor Čolić est une traversée intime qui s’expose, dans un espace qui l’accueille tant bien que mal, où progressivement il trouve une place. L’auteur est toujours tendu vers l’Est, et c’est d’ailleurs parce qu’elle répond à ce désir que Budapest est si enveloppante pour lui ; ses pensées « rôdent à la lisière de deux mondes », le monde réel et celui des souvenirs. La littérature semble le refuge où ces deux mondes coexistent, plus ou moins en paix ; et elle paraît faire surgir l’homme des ombres, « l’ombre parmi les ombres ».

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