Mandrin des Bois, prince des contrebandiers

Le 26 mai 1755, Louis Mandrin est roué en place publique à Valence. Pour les financiers de la Ferme générale et l’État royal, son supplice doit servir d’exemple et terroriser les contrebandiers, toujours plus nombreux, qui défient ouvertement l’ordre fiscal et social établi. Mais que peut un bourreau contre une figure devenue légendaire et une dynamique rébellionnaire profondément ancrée dans le refus des impôts indirects et de l’inquisition des « gabelous » au siècle des Lumières ?


Michael Kwass, Louis Mandrin : La mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières. Trad. de l’anglais par Dominique Taffin-Jouhaud. Vendémiaire, 512 p., 26 €


Cet ouvrage, excellemment traduit, d’une lecture aisée et qui tient en haleine, offre bien plus que la biographie d’un « bandit social » à la mode d’Eric Hobsbawm, dépouillant les riches pour soulager les pauvres. Les expéditions de Mandrin et de sa bande, depuis le duché de Savoie, constituent d’abord pour Michael Kwass le miroir de la formidable expansion d’une économie souterraine à partir du XVIIe siècle, en réponse à la politique commerciale et fiscale conduite par l’État louis-quatorzien. Le commerce illégal portait, de longue date, sur le monopole royal de la vente du sel et l’impôt de la gabelle. Mais le marché illégal du « faux saunage », ou contrebande du sel, fut complété au tournant du siècle par celui de deux nouvelles marchandises, le tabac et les « indiennes », des toiles de coton importées d’Orient, même si de très nombreux autres produits, du livre aux alcools, des épices à la quincaillerie, pouvaient en être l’objet.

Ces deux produits majeurs, qui suscitaient l’engouement d’un public toujours plus large de consommateurs, y compris dans les milieux populaires, étaient évidemment liés à l’ouverture mondiale des échanges depuis le XVIe siècle, en direction du monde atlantique d’une part et de l’Asie d’autre part. L’État royal, toujours en mal de ressources pour assurer sa puissance militaire et combler ses dettes, chercha à imposer dans les années 1670 un monopole d’État sur la vente du tabac afin de capter à son profit le produit de cette consommation. La Ferme générale, compagnie privée de financiers, en reçut l’administration et le droit de distribuer aux sujets du roi les millions de livres de « l’herbe à Nicot », massivement produite dans les plantations esclavagistes du Nouveau Monde, mais bientôt aussi en Europe. La Ferme reçut également la mission de faire respecter aux frontières du royaume et des provinces, à l’entrée des villes et dans les ports, les prohibitions qui frappèrent, à partir de 1686, les importations toujours plus massives et bon marché des toiles de coton qui mettaient en péril l’activité des fabricants de textiles français.

Agent d’un monopole d’une part, instrument d’une politique douanière agressive visant à protéger les productions nationales d’autre part, le développement de la Ferme générale à la fin du XVIIe siècle reposait sur la rationalisation d’un système déjà éprouvé de prélèvement fiscal, confié à des intérêts privés, agissant au nom du roi, lui avançant le produit estimé des impôts et se remboursant, avec intérêt, sur le contribuable. Le choix, fait sous Colbert, de privilégier la fiscalité indirecte sur la consommation et la circulation des marchandises, par rapport aux impôts directs dont l’augmentation considérable sous Richelieu avait poussé des provinces entières à la révolte, fit de la Ferme et de ses agents les premières cibles d’une hostilité antifiscale toujours vivace au XVIIIe siècle. Le livre de Michael Kwass vient confirmer et illustrer la grande enquête consacrée par Jean Nicolas à la « rébellion française » (Seuil, 2002), qui attribuait au contentieux fiscal un rôle non négligeable dans l’agitation endémique sévissant toujours dans un royaume loin d’avoir été définitivement pacifié sous Louis XIV. Au-delà du gabelou que l’on écharpe, la contrebande et le marché noir constituèrent les formes nouvelles et massives de la révolte contre l’impôt au siècle des Lumières.

Cette économie de l’ombre, qui mobilisait plus d’un million d’hommes, femmes et enfants au XVIIIe siècle, avait ses territoires de prédilection, à la périphérie du royaume, dans les îles Anglo-Normandes et sur le littoral occidental, mais aussi le long d’un vaste couloir descendant des Provinces-Unies et des Pays-Bas autrichiens vers l’Alsace, la Franche-Comté, la Suisse et la Savoie. Loin de rester cantonnés aux marges du pays, les produits de contrebande issus d’importations illégales, mais aussi détournés des circuits légaux du commerce à leur point d’arrivée, voire dans les entrepôts de la Ferme elle-même, irriguaient les marchés du royaume en profondeur et massivement. Ce marché noir avait son petit peuple de passeurs et de colporteurs, issus du monde paysan et du monde du travail, en quête de compléments de revenus, ses informateurs, ses marchands peu regardants et ses receleurs, ses consommateurs satisfaits de payer moins cher leurs marchandises, mais il bénéficiait aussi de la complicité de notables, de membres du clergé, et même de la corruption de certains agents de l’administration. À côté des intermittents de la contrebande, il y avait de véritables professionnels, organisés en bandes armées constituées d’anciens soldats, de déserteurs, de têtes brûlées prêtes à courir des risques pour rafler la mise lors d’une vente massive de marchandises illégales. Vers 1730, l’intendant du Dauphiné estimait que quatre cents trafiquants, répartis en bandes de trente à soixante individus, agissaient à la frontière. En 1754-1755, celle de Mandrin, qui dépassait la centaine d’hommes, puissamment armée, militairement organisée, témoignait de l’inflation en cours dans la guerre que se livraient les contrebandiers et les fermiers généraux.

Rien ne destinait Louis Mandrin à devenir l’ennemi public n°1. Né en 1725 au sein d’une famille de marchands dans une petite ville de l’Isère, il se retrouva propulsé à la tête de l’entreprise familiale après le décès précoce de son père (1742). À la fin de la guerre de Succession d’Autriche (1748), lorsque les financiers ne voulurent pas le dédommager des frais qu’il avait engagés pour approvisionner des troupes stationnées au nord de l’Italie et que l’on se hâtait de démobiliser, il fut ruiné, et sa famille acculée à la misère. Lorsque lui et ses frères basculèrent, contraints, dans la délinquance, le ressentiment de Mandrin contre la Ferme était profondément enraciné. Le statut particulier de la Savoie voisine, duché indépendant relevant du royaume de Piémont-Sardaigne, assez pauvre, mais située au carrefour de routes commerciales européennes importantes, peuplée de communautés de colporteurs actifs qui animaient des réseaux commerciaux très étendus, offrait un terreau propice aux trafiquants. Les apports à l’économie locale de la contrebande, largement tolérée par les autorités savoyardes, étaient non négligeables.

D’emblée, les campagnes menées par Mandrin à partir de l’été 1754 se distinguèrent par l’ampleur des effectifs et des marchandises mobilisés, par les profits réalisés et l’extension de l’aire géographique concernée, le quart sud-est du royaume, de la Bourgogne à la Provence, de la Franche-Comté à l’Auvergne. Elles sont aussi remarquables par les méthodes mises en œuvre. La troupe de Mandrin n’hésitait pas à investir les places de marchés dans des villes moyennes (Bourg-en-Bresse, Beaune, Le Puy-en-Velay) pour vendre publiquement les marchandises de contrebande, défiant ouvertement monopole et prohibition. Très vite, son action, à côté des ventes à moindre prix auprès du public, s’apparenta à des ventes forcées de marchandises illégales, qui portaient préjudice à la Ferme générale. Mandrin exigeait des notables, des agents locaux du fisc et de la Ferme le prix des marchandises déchargées par sa troupe dans les entrepôts de la Ferme et leur délivrait des reçus signés témoignant des sommes acquittées, contre remboursement à solliciter auprès des financiers parisiens situés au sommet. Au passage, il ouvrait les prisons pour libérer les contrebandiers arrêtés. Leur activité n’était pas alors entachée de la même réprobation morale que le vol ou d’autres crimes. Pourtant, la contrebande fut un des délits les plus sévèrement réprimés au XVIIIe siècle ; ses auteurs encouraient les peines les plus dures réservées aux crimes les plus graves : sentences de mort, condamnations aux galères et lourdes amendes. Une fois engagés dans ces réseaux, les contrebandiers n’avaient plus grand-chose à perdre. De ce fait, la brutalité de la répression nourrissait, classiquement, le mal et le cycle de la violence. Le sens de la justice manifesté par Mandrin donne lieu à des analyses particulièrement intéressantes; elles évoquent les travaux majeurs d’E. P. Thompson consacrés aux résistances populaires en Angleterre lorsque Kwass détaille ce qu’il nomme une « économie morale » de la bande, attentive à restaurer un ordre coutumier, favorable au plus grand nombre, redresseuse des torts imputables à des financiers « parasites ».

La réaction de la Ferme et de l’État royal fut à la mesure de l’ampleur que prenait le phénomène et du défi lancé par les « mandrins ». Au-delà de la traque policière et militaire dont la bande fut l’objet, la Ferme, véritable État dans l’État, exerça une influence non négligeable sur le système pénal et la justice criminelle quand elle put financer le fonctionnement de juridictions d’exception dont les sentences, nombreuses et d’une extrême sévérité, n’étaient pas susceptibles d’appel devant les cours souveraines. La tristement célèbre Commission de Valence qui condamna Mandrin, une parmi les cinq en exercice à la fin de l’Ancien Régime, fut comparée par Voltaire à la peste et à l’Inquisition. Cet appareil judiciaire destiné à inspirer la terreur était doublé d’une organisation militaro-policière privée impressionnante, regroupant environ vingt mille hommes à l’échelle du royaume, dotés de pouvoirs illimités de perquisition et d’arrestation. Les exactions des agents de la Ferme et un arbitraire quotidien furent pour beaucoup dans l’hostilité populaire à l’égard des fermiers généraux ; elle explosa début juillet 1789 lorsque le peuple attaqua, avant même la Bastille, les barrières de l’enceinte fiscale qui clôturait Paris, ou celles que l’on trouvait dans certaines villes de province. Pour les philosophes, les partisans de l’économie politique libérale et de la physiocratie, pour les défenseurs d’une réforme éclairée du système pénal, lecteurs de Beccaria, « l’hydre de la Ferme », placée au cœur d’intenses controverses, concentrait tous les défauts de l’Ancien Régime : elle était liberticide et despotique, contre-productive économiquement, injuste socialement. Quoi de plus révolutionnaire que des projets radicaux de réforme fiscale et de réforme judiciaire ? En 1789, le débat, largement ouvert, n’était pas près d’être refermé.

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