Un alcoolo à la dérive

Tout le monde ne peut pas être Malcolm Lowry, mais une dérive qui s’écrit à l’arraché et se présente sous les aspects noirs de l’après-coup grunge des années soixante-huitardes permet à l’auteur de Réplique du chaos, Jean-Pierre Barberine, de donner nombre d’images contemporaines de la calamité ; et ses quelques espagnolades post-franquistes se lisent sur un rythme staccato.


 Jean-Pierre Barberine, Réplique du chaos. Maurice Nadeau, 336 p., 19 €


Le livre de Barberine peut paraître étrange, car il est contemporain autant qu’il semble daté. La maîtrise des fondus enchaînés lui donne un parfum de road movie à l’américaine, du Kerouac avec des épisodes forts et une obsession de l’enfermement. L’aspect roman noir anime aussi de nombreux morceaux de bravoure où le personnage expérimente la limite et la déchéance physique. Mais la soûlographie qui fonde de dérisoires déliaisons reste assez datée, pour ne pas dire périmée depuis que la réflexion – genrée ou pas – ne fait plus de la fascination de l’ado pour l’abjection le pont aux ânes du roman d’apprentissage. Nimbé d’un onirisme surréalisant qui par bonheur verse souvent dans l’absurde, le roman reste très codé, même si son héros, un homme résolument sans qualités, traverse un bourbier d’affaires extravagantes à vous couper le souffle.

Sauvée par le côté incisif d’une sensibilité politique juste, l’intrigue à rebondissements se nourrit de scènes réalistes à l’américaine. La déveine de l’antihéros, condamné aux fatalités glauques du roman noir, se résout malgré tout, dans un monde baroque et grotesque; et, la frontière espagnole franchie, quelque chose qui tient du schiste, de la pointe noire, ravageuse, au bord du cri, gouverne des épisodes inégalement désastreux mais qui gardent tous un certain allant.

De plus, l’alcoolo à la dérive de Réplique du chaos garde une distance vis-à-vis de lui-même ponctuée de ces verdicts qu’on lui inflige ou qu’il encaisse : chaque épisode se solde par un « ça fait rien… » ou un « c’est pas grave… ». La totale déroute laisse aussi imaginer qu’il y a bien pire encore que la hantise de la cuite: les murs d’usine les petits matins hâves, sans doute, ou ceux des hôpitaux psychiatriques. Un chroniqueur mordant se loge au cœur du fait divers fantasmé, qu’il soit question des gitans du Sauternais ou de résidus plausibles du franquisme le plus nauséeux. Le livre ne joue pas la provocation, il est plus obsessionnel que vraiment énervant. Si l’auteur gagne le combat de l’écriture, dans ce qui est aussi un livre de sortie du chaos, ce n’est pas par le procédé, l’apocope pâteuse et l’absence de virgule, comme un interdit qui surligne la non-maîtrise fatale de son héros; c’est parce que l’intrigue et le rythme tiennent.

Ce livre est évidemment nourri du Lunar Caustic de Malcolm Lowry, que Maurice Nadeau avait publié en 1977, version mi-originale mi-enrichie du Caustique lunaire de 1956, sans doute incomplet puisque l’auteur le remania. Les actuelles éditions Maurice Nadeau, tenues par Gilles Nadeau, ont eu la bonne idée de réunir les deux textes, avec la préface de Maurice Nadeau de 1977 et un texte de la traductrice habituelle et amie de Lowry, Clarisse Francillon, paru en 1960 aux Lettres Nouvelles.

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