Flâneur photographe

« Voici l’œil de la providence qui voit le monde entier. » Ainsi Bohumil Hrabal accueillait-il un jour Josef Sudek à la brasserie U Kocoura, à Prague. Les deux artistes ne se connaissaient pas vraiment, mais ils partageaient le goût de la ville dans ses détours les plus intimes, un humour particulier, indispensable quand on vit sous occupation étrangère ou dans un système dénué de la moindre fantaisie, et leur originalité les plaçait en marge. De ces qualités, le visiteur du Jeu de Paume ou le lecteur du beau catalogue de l’exposition se rendra bientôt compte.


Le monde à ma fenêtre. Musée du Jeu de Paume, Paris. Jusqu’au 25 septembre 2016

Catalogue de l’exposition, 272 p., 40 €


Partons d’une péripétie digne d’un conte de fées : en 2010, un donateur anonyme confie au Musée des beaux-arts du Canada des photos jamais vues de Josef Sudek. La collection, ainsi enrichie, peut être exposée. C’est la première fois, et Paris est l’étape initiale du voyage. Une centaine de photographies, un accompagnement sonore dans lequel on reconnaît une œuvre de Bach. Pas étonnant, après coup, quand on apprend combien le photographe tchèque aimait la musique. Il avait une importante discothèque, et, avec des amis émigrés aux États-Unis, échangeait ses tirages contre des 33 tours.

Il manque dans cette exposition une carte du pays natal de Sudek, qui permettrait de situer Kolin, sa ville natale posée sur l’Elbe, les monts Beskides, qu’il aimait tant, Frenštát pod Radhoštěm, le lieu où l’été il retrouvait ses amis, dont les poètes Holan et Seifert, et Hukvaldy, bourg où est né Janáček, compositeur singulier dont on écoutera Sur un sentier recouvert, pour s’imprégner de l’atmosphère tchèque. La carte figure pages 10 et 11 du catalogue, et on y voit situés les deux ateliers qu’a habités Sudek, dans Malá Strana. De la fenêtre de ces ateliers, il a pris ce que l’on peut tenir pour ses plus belles photos, dont celle qui figure en couverture du catalogue et s’intitule « La dernière rose ». Mais c’est un avis personnel que nous essaierons de justifier.

Sudek est né dans l’Empire austro-hongrois. Une encyclopédie en textes et en images consacrée à cette monarchie l’a particulièrement marqué, alors qu’il faisait ses études de relieur, dans les années 1910. L’ouvrage lui donne envie de créer ses propres images. Grièvement blessé en 1916 sur le front italien, il est amputé du bras droit. Le « détail » est d’importance, quand on sait qu’il transportera sa vie durant un 13 x 18, énorme appareil photo avec des plaques de verre, un trépied et quelques accessoires. Il aura des assistants ; sa sœur l’aidera dans les tâches quotidiennes. On lira à ce propos les souvenirs de Petr Helbich et ceux de Jan Strimpl. Une affaire de lacets est assez savoureuse. Sudek supportera deux occupations, celle des nazis, celle des Soviétiques qui envahissent son pays en 1968. Il ne s’engage pas, n’entre pas plus en dissidence qu’il ne se montre favorable au régime en place. Il reste à part, à part aussi parmi les artistes, ses contemporains, qu’il ne fréquente guère, ne se reconnaissant dans aucun courant.

Si connaître les lieux est d’une telle importance, c’est parce qu’ils sont ceux de l’œuvre de Sudek: outre l’atelier de Prague, les rives de l’Elbe photographiées avec un appareil permettant les panoramiques, la forêt de Mionsi dans les Beskides, les rues de la capitale. Mais il y a aussi, ici ou là, des natures mortes, des compositions avec du verre, dans tous ses états (morceaux de miroirs, verres et coupes, etc.), des sièges, tasses ou assiettes qui rappellent le Bauhaus, introduit en Tchécoslovaquie par Karel Teige, des parcs et jardins… Sudek aime les séries, les déclinaisons, ce qui demeure et ce qui change de façon infinitésimale. Ainsi de ces gouttes de pluie qui descendent sur le carreau, filtrent la lumière et dessinent une trame derrière laquelle on distingue des branches chargées de neige, ruisselantes de pluie, ou bien ces façades grises que l’on voyait avant 1989 dans les cités tchécoslovaques.

Sudek sait toujours où placer son appareil, où regarder, quoi voir. Et quoi montrer. C’est le cas dans la forêt des Beskides, et l’on retiendra ce qu’en écrit Helbich : « Aujourd’hui encore, je revois cet instant où nous observions en silence, avec ferveur, l’orée de la forêt sous la pluie. C’est comme si cette vue avait fait de nous des frères, comme si elle nous avait apaisés, éliminant tous les doutes, éradiquant tous les conflits ; comme si elle nous avait entraînés dans le champ de vision de la forêt pour faire de nous un être unique, atemporel et indivisible. »

Helbich qualifie son maître de « flâneur photographe ». On ne saurait mieux dire d’un homme qui se hâte lentement. Il marche tête baissée vers un lieu, trouve l’emplacement exact, prépare son appareil, comme on le voit dans un documentaire présenté lors de l’exposition. Il laisse « l’image s’immiscer dans la chambre de l’appareil pour y être capturée dans une bordure, demeurant toujours floue et sans contraste net, comme le souvenir d’un rêve », écrit l’assistant de Sudek. Les photos que l’on contemple aussi longuement que possible traduisent ces impressions. On les rêve plus qu’on ne les voit ; elles dessinent un paysage qui nous est à la fois familier et lointain, comme insaisissable. Sudek est un solitaire qui ne refuse cependant ni la compagnie des autres, des peintres par exemple, ni la transmission de son savoir. Un savoir qui, pour lui, prend appui sur l’instinct : « J’accorde beaucoup d’importance à l’instinct. L’homme ne devrait jamais sous-estimer cette importance et ne devrait jamais vouloir tout savoir en même temps. Si jamais il y parvenait, il perdrait son instinct et il saurait tout. »

On s’attachera aussi aux vues nocturnes de Prague. Les circonstances ont contraint Sudek. Mais la contrainte l’a aidé. En effet, bien des photos de la ville ont été prises pendant l’occupation allemande. Le couvre-feu interdisait la circulation et l’éclairage était réduit au minimum. Les lueurs qui se distinguent sont comme de minuscules phares dans les ténèbres. Rien, un simple point lumineux blanc à peine contrasté. Plus tard, après la libération, Sudek photographie les ponts, les escaliers qui conduisent au bord du fleuve, dans le quartier de Kampa. On songe à Brassaï, à Roger Schall, et pourtant c’est bien différent. De même qu’on est loin d’Edward Steichen, malgré quelques similitudes.

Sudek suggère, ne dit pas, ne montre pas entièrement. C’est la lumière qui parle, et l’ombre, comme dans cette photo qui montre une passante, sous une arche, près du tramway dont on imagine le bruit de ferraille sur son rail. L’expérience est certes visuelle, mais elle concerne tous les sens: Sudek s’adresse à chacun de nous, du fond de son labyrinthe.

L’image ne se livre pas comme une évidence. Elle demande un cheminement, du temps, de la patience. Une photo intitulée « Dentelle dans le jardin enchanté » pourrait constituer la clé. Au début, on voit des feuillages ; on ne voit quasiment que cette verdure qui dessine des stries. Puis on distingue un siège blanc, peut-être deux, voire trois, on ne sait. Sudek était ainsi, tel que le décrit son assistant et ami Helbich : « Ce n’est pas tant qu’il s’entourait d’une forteresse ; il se transformait plutôt en un labyrinthe que l’on contemple, mais dans lequel on n’ose entrer de peur d’y être mis en contact avec une essence plus grande que soi. » L’exposition du Jeu de Paume permet que le contact s’établisse.

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