Des mots sur un divan

« Tout ce qu’il y a entre mon mari et moi, c’est une tache de café ». C’est par cette phrase douce amère que Zahava rompt le silence épais de sa psychanalyse. Sur les conseils d’un détective employé pour déceler l’infidélité soupçonnée de son mari, Zahava décide finalement de mettre en mots sur un divan, à Jérusalem, un mariage décevant et trop conventionnel. Benny Barbash signe avec La vie en cinquante minutes, un roman à la fois drôle et particulièrement juste, tant sur les relations entre les hommes que sur les pouvoirs libérateurs de la fiction.


Benny Barbash, La Vie en cinquante minutes. Trad. de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Zulma, 366 p., 22 €


À la trente-septième minute d’une séance de thérapie de cinquante minutes, Zahava, prononce les mots qui, en quelques secondes, défont les faux semblants de trente ans de vie commune avec son mari, Dov : « Tout ce qu’il y a entre mon mari et moi, c’est une tache de café ». La phrase simple et précise, tombe comme un couperet pour ouvrir avec éclat le roman de Benny Barbash et tourbillonner dans ses quatre parties toutes figées autour de cette fameuse minute. C’est le point de départ et le point d’arrivée de chaque spirale du monologue intérieur tourmenté de Zahava.

Tout commence donc par une tache que Zahava parvient à détailler pour en faire un véritable événement, un point de rencontre comique autant qu’un point de rupture tragique. C’est en effet lors de sa première rencontre avec Dov à la fac de droit de Jérusalem, qu’un café renversé mène les deux étudiants à se revoir, puis, très vite, à se marier et à devenir parents. Et c’est cette même tache de café et cette minutieuse attention aux détails, qui mènent Zahava à découvrir un jour un cheveu blond enroulé autour de la bretelle du marcel de Dov et à y voir la preuve intangible de son infidélité. D’une tache de café qui s’étend, à un cheveu qui s’entortille, l’histoire de cette Vie en cinquante minutes pourrait paraître trop légère pour être sérieuse.

Barbash des mots un divan

Illustration de Maud Roditi pour En attendant Nadeau

Bien au contraire, sans jamais enlever au roman sa force comique, Benny Barbash écrit un roman qui questionne les fondements même de l’écriture romanesque, par le biais de son héroïne. Zahava devient au fil du roman, un véritable personnage : une héroïne comique, forte et désespérée à la fois. « Tu es une femme passionnante, belle, sensuelle, intelligente et créative, qui a freiné sa maturation et qui n’est pas encore une figue mûre », lui avait dit un jour un ami écrivain. Zahava sourit en pensant à cette déclaration grandiloquente aux allures misogynes : « Une figue mûre, avait pensé Zahava, qui donc se souvient encore de cette métaphore biblique dans une conversation profane ? », mais la question du murissement est peut-être celle qui l’habite le plus vivement. Pour atteindre cette maturité fantasmée, Zahava veut reprendre sa liberté, sortir de cette « obéissance [qui] était un puissant mobile de sa personnalité ». Pour cela, elle invente une histoire de tromperie et d’infidélité qui la pousse à jouer au sens propre et au sens figuré un autre personnage avec son mari. Ce travestissement lui permet de devenir un personnage à part entière : elle sait magistralement inventer et jouer plusieurs rôles, endosser plusieurs masques, à la manière du romancier lui-même qui invente une histoire pleine d’imagination, crée des personnages de toutes pièces, et joue à cache-cache derrière celui de Zahava.

Le parallèle (facilité par le point de vue du narrateur qui se trouve dans la conscience même de Zahava) se tisse avec finesse et la lecture méta-littéraire du roman – celle qui voit dans ce texte une réflexion plus large sur l’écriture d’un texte – ne gâche jamais le plaisir romanesque et comique. Benny Barbash utilise en effet un personnage de roman pour tourner en dérision son propre personnage d’écrivain et c’est l’humour qui permet de réfléchir à l’écriture. Ainsi, l’attachement aux détails que Zahava manifeste, son « imagination débridée » et ses mensonges, si drôles soient-ils, sont aussi ceux qui parfois la font vaciller et se « perdre en conjectures » : « Peut-être son imagination lui jouait-elle des tours, ces derniers temps, peut-être confondait-elle la réalité avec ses fantasmes ». On sent toujours Zahava prête à se perdre sous sa superstition, sa croyance en Dieu, et ses jeux avec le hasard. Sa décision finale souligne la fragilité du personnage et la nécessité, pour elle, comme pour le romancier, à maîtriser les pouvoirs de la fiction pour atteindre une forme de vérité.

Parmi ses rencontres, celle avec un écrivain séducteur et fou avec qui elle avait suivi un atelier d’écriture, contribue à complexifier la réflexion sur le travail du romancier. Ensemble, ils évoquent la place de l’auteur et sa responsabilité devant son œuvre : «  Nous sommes ce que nous mangeons, disons, pensons, faisons, rêvons, espérons et évidemment…ce que nous écrivons » affirme l’écrivain. Zahava n’est pas tout à fait d’accord. Encore une fois, elle préfère l’imagination pure, les masques et l’humour. Or il est parfois compliqué de « faire coïncider la réalité et la fiction ». Mais raison n’est pas donnée non plus à cet écrivain, ses pleurs devant les mauvaises critiques des journalistes et « son gros derrière » posé sur les marches du cabinet de son thérapeute. Les différents personnages permettent alors d’enrichir et de nuancer peu à peu la dimension romanesque du texte tout comme sa dimension réflexive. Chaque personnage trouve sa place et son épaisseur, à l’image de Dov qui sous le pseudonyme « l’homme chargé des jours », porte à lui seul une réflexion forte sur le temps.

En effet, La vie en cinquante minutes est peut-être avant tout un livre qui révèle un passionnant travail du temps. Il s’agit pour Zahava de reprendre possession de sa vie passée, par le biais d’une courte séance de psychanalyse qui apparaît là comme un lieu idéal pour élaborer son propre roman intérieur. Mais c’est aussi Benny Barbash (on pense ici à Philip Roth et Portnoy et son complexe) qui, dans l’espace du roman, devient là un artisan du temps : en cinquante minutes et en trois-cent-soixante-six pages, dans une écriture précise et ciselée, le romancier dit une vie, ses tourbillons, ses mirages et ses délivrances. La délivrance est peut-être, mais qui sait, celle qui se produit à la trente-septième minute, permettant d’écrire enfin « Le temps d’après le temps ».

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