La Grèce et ses créanciers

Crise grecque, tragédie européenne, le dernier ouvrage de James Kenneth Galbraith, fils de l’éminent économiste et diplomate John Kenneth Galbraith et professeur à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs (LBJ) à Austin (Texas), retrace le parcours des gouvernements grecs après que la crise financière mondiale de 2008 eut révélé l’état précaire des finances publiques du pays, ainsi que les négociations engagées avec leurs créanciers – d’abord les banques commerciales, en Grèce et ailleurs, puis la BCE, l’UE et le FMI1 – afin de permettre à l’économie grecque de générer suffisamment de revenus pour rembourser progressivement ses dettes sans imposer de lourdes pertes de pouvoir d’achat aux citoyens grecs.


James K. Galbraith, Crise grecque, tragédie européenne. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj. Seuil, 243 p., 18 €


Connu pour son approche socialement responsable de la politique économique remettant en question le « consensus de Washington » caractérisé par la libéralisation des marchés, la primauté des politiques monétaires et la prudence des politiques budgétaires, Galbraith a pris part à des recherches fondatrices sur la mesure des inégalités entre pays et à l’intérieur des pays. « Jamie » Galbraith a des liens avec la famille Papandréou (du parti socialiste grec, le PASOK) et a produit avec Yanis Varoufakis, au sein de la LBJ, des analyses de la situation économique grecque de 2011 à 2014. Lorsque Varoufakis est devenu ministre des Finances pour le parti SYRIZA au début de 2015, il lui a servi de conseiller à titre officieux et bénévole.

La première partie de l’ouvrage décrit le contexte de la crise grecque et les négociations entre le gouvernement issu du PASOK et les créanciers de la Grèce pendant la période 2010-2014. La seconde détaille les négociations menées en 2015 par l’administration SYRIZA, fraîchement sortie des urnes, et son flamboyant ministre des Finances. L’ensemble est constitué d’essais, d’articles de journaux et de revues scientifiques, d’e-mails, de lettres et de messages personnels. Il y a forcément pas mal de recoupements et de répétitions, mais aucun des trente-sept « chapitres » du livre ne se confond avec un autre.

La crise financière mondiale amorcée en 2008 a laissé les bilans des banques grevés de prêts hypothécaires à risque (les fameux « subprimes ») et d’actifs sous-jacents de valeur douteuse. En comparaison, les titres d’État de la zone euro paraissaient quasiment dénués de risque. Toutefois, au début de 2010, George Papaconstantinou, ministre des Finances de l’administration PASOK récemment élue, a annoncé à un monde stupéfait que le déficit du secteur public grec de l’année écoulée ne serait pas de l’ordre de 6 à 8 % du PIB, comme l’avait déclaré le précédent gouvernement, conservateur, « Nouvelle Démocratie », mais dépasserait largement les 10 % (finalement, il allait atteindre 15,2 %). Pour l’essentiel, cette révision s’imposait parce que ses prédécesseurs avaient eu recours à de la comptabilité « créative », à des déclarations inexactes, voire à des pratiques carrément frauduleuses. Comme la Grèce affichait déjà le niveau d’endettement public de loin le plus élevé de la zone euro, sa dette étant détenue à 70% par des banques étrangères, les marchés financiers ont pris peur, le taux d’intérêt sur la dette grecque est monté en flèche et le pays allait clairement devoir emprunter massivement pour surmonter la vague.

Au début du mois de mai 2010, le FMI, la Commission européenne et la BCE ont accordé un prêt de 110 milliards d’euros (essentiellement destinés à renflouer les banques grecques) en échange de coupes dans les dépenses publiques, de privatisations et de réformes économiques de grande ampleur. Peut-être ces institutions (qui constituent ce qu’on appelle la « Troïka ») croyaient-elles réellement que cela susciterait un regain de confiance des investisseurs internationaux et le retour rapide d’une saine croissance économique associée à un recul de la dette publique. Peut-être voulaient-elles aussi punir la Grèce pour l’imprudence dont elle avait fait preuve en matière budgétaire après son entrée dans la zone euro (et même avant). Peut-être souhaitaient-elles dissuader d’autres pays de suivre la même voie que la Grèce. Selon Galbraith, le prêt du FMI, d’un montant record au regard de la taille du PIB grec, a été orchestré par Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du FMI, afin de permettre aux Grecs de continuer à assurer le service de la dette détenue par les banques, françaises notamment, ceci pour venir en soutien de ses ambitions de futur candidat à la présidence de la République française, lesquelles, on le sait, ont vécu, du fait de sa propre imprudence.

Comme on pouvait s’y attendre, le programme d’austérité a plongé la Grèce dans une profonde récession, rendant impossibles le remboursement et même le plein service de sa dette. De nouveaux prêts furent nécessaires et de nouvelles exigences furent formulées, y compris la réduction des pensions de retraite et du salaire minimum. De fait, les politiques économiques et sociales étaient dictées par la Troïka. La récession s’est aggravée, de nombreux Grecs diplômés ont émigré, cependant que la plus grande partie de la dette passait des bilans des banques à ceux des trois institutions prescriptrices. Le PASOK est devenu de plus en plus impopulaire, même pendant la coalition avec Nouvelle Démocratie, pour ne plus compter que treize des trois cents sièges du Parlement après les élections de janvier 2015, dont le jusqu’alors petit parti de gauche SYRIZA fut le grand vainqueur. Alexis Tsipras devint Premier ministre et Yanis Varoufakis ministre des Finances. Jusqu’au départ de Varoufakis, Galbraith a accompagné partout ce dernier, en Europe et ailleurs, dans le cadre des négociations avec la Troïka.

C’est sur cette tournée de négociations que se concentre la seconde partie de l’ouvrage. Le PIB avait diminué d’un quart du fait des programmes d’austérité, le chômage atteignait 26 % (et celui des jeunes plus de 50 %), la dette avait grimpé à près de 180 % du PIB contre 145 % en 2010, et il était clair que la politique menée ne produisait pas les effets escomptés. Pour Galbraith – et il n’était pas le seul à le penser –, imposer davantage d’austérité eût été non seulement injuste mais contre-productif, car cela n’aurait fait qu’affaiblir plus encore l’économie et réduire les recettes fiscales de l’État. Il était évident que la Grèce ne pourrait jamais redevenir solvable sans un apurement partiel de la dette détenue par les trois grandes institutions, un « rééchelonnement », solution à laquelle le FMI semblait alors se rallier.

Varoufakis s’est patiemment efforcé d’expliquer la futilité d’une nouvelle dose d’austérité, évoquant la pauvreté grandissante des plus âgés, les obstacles pratiques à la mise en œuvre de programmes de privatisation d’une telle ampleur, et le fait qu’une forme quelconque de restructuration de la dette était souhaitable. Il s’est acquis l’intérêt des médias en s’habillant de façon informelle pour des réunions importantes et en donnant l’impression qu’il se sentait intellectuellement supérieur à ses interlocuteurs, notamment le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble. Malgré les réticences du FMI, la BCE et l’UE insistèrent pour de nouvelles coupes budgétaires et la poursuite des privatisations. Leur position, inflexible, en particulier celle des Allemands, se fondait sur l’idée que, si l’austérité ne fonctionnait pas, c’est qu’elle n’était pas mise en œuvre avec assez de zèle. Au bout du compte, le gouvernement grec eut le sentiment qu’il n’avait d’autre choix que d’accepter encore plus de coupes en échange de nouveaux prêts pour le service de sa dette. Varoufakis donna sa démission en juillet 2015. Les derniers pourparlers entre la Grèce et ses créanciers, qui ne sont pas évoqués dans le livre, laissent entrevoir la possibilité d’un apurement partiel de la dette grecque, mais ce n’est pas pour tout de suite.

L’analyse de Galbraith est sans conteste correcte: les créanciers de la Grèce se sont montrés peu clairvoyants et insensibles et ont, sans nécessité, infligé d’immenses dommages aux citoyens grecs, et surtout, mais pas seulement, aux plus jeunes et aux plus âgés d’entre eux. Ils ont aussi contribué au sentiment croissant d’insatisfaction à l’égard de l’UE en tant qu’institution. Il y a cependant un autre versant de l’histoire, auquel Galbraith ne fait que brièvement allusion. Les méfaits budgétaires commis par la Nouvelle Démocratie et qui ont déclenché la crise grecque n’étaient nullement une première. Déjà en 2004, le gouvernement Nouvelle Démocratie, qui prenait le relais après onze années de régime PASOK, révélait que les vrais déficits budgétaires avant et après l’entrée de la Grèce dans la zone euro étaient nettement plus importants que ce qui avait été publié précédemment et que la Grèce avait donc eu accès à l’euro sous de faux prétextes. Une proposition des institutions statistiques de l’EU d’envoyer à l’avenir une équipe à Athènes pour suivre les comptes publics a été repoussée par Bruxelles, de sorte que la Nouvelle Démocratie s’est peut-être sentie libre de continuer les pratiques frauduleuses habituelles, mais sur une échelle encore plus vaste. En ce sens, la Grèce est à la source de ses propres infortunes, même si sa punition a été tout à fait disproportionnée.

Il est également vrai que la priorité absolue des créanciers officiels a été de sauver les banques, en Grèce et ailleurs, notamment en France et en Allemagne. On peut arguer qu’agir autrement aurait causé plus de dégâts dans l’ensemble des économies européennes que ce qu’a subi la Grèce après 2010. Par la suite, récupérer l’argent des contribuables utilisé pour renflouer la Grèce a été, on le comprend, une priorité pour le reste de l’Europe, tout comme l’était le désir de montrer que les pays de la zone euro ne pouvaient se soustraire à leurs responsabilités. Il faut garder à l’esprit que, durant la période 2010-2015, ces pays, à l’exception de l’Allemagne, commençaient tout juste à émerger d’une crise économique et subissaient leurs propres programmes d’austérité ; en outre, leurs électorats étaient peu disposés à faire des faveurs à la Grèce. Les Allemands, quant à eux, estimaient qu’ils devaient leurs relativement bons résultats à un strict respect des principes de prudence dans leur politique budgétaire. En tout état de cause, en dehors de prêts conditionnels à la Grèce, les autres options auraient été l’octroi de prêts inconditionnels ou une restructuration immédiate de la dette ; ni l’une ni l’autre n’auraient encouragé la Grèce à modifier ses comportements périlleux.

Avec le recul, il est maintenant évident que la Grèce n’aurait jamais dû entrer dans la zone euro. Elle n’en remplissait pas les critères, et son accession lui a permis d’emprunter des montants trop importants à des taux d’intérêt trop bas. Les prêteurs ont, eux aussi, été imprudents. Les données économiques disponibles à l’époque montraient que l’inflation était plus élevée en Grèce qu’ailleurs dans l’UE, que les coûts unitaires de main-d’œuvre augmentaient rapidement, pesant sur la compétitivité du pays. Le solde négatif de sa balance courante était en forte hausse avant même la crise financière mondiale et, malgré une croissance économique dynamique, sa dette publique restait bien au-delà des limites de Maastricht. Même si les données budgétaires étaient fausses, il y avait assez d’informations pour faire réfléchir des prêteurs circonspects. Personne ne sort grandi de cette histoire, ni la Grèce, ni les banques, ni les trois institutions internationales en cause.


  1. La Banque centrale européenne, l’Union européenne et le Fonds monétaire international.
Texte traduit par Sylvie Vanston

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