Un anar qui saigne de la mort de son rêve

Belle initiative des éditions Héros-Limite : ces poèmes de Victor Serge ont été publiés en 1938 dans les cahiers de la revue Les Humbles (introuvable) puis, avec des poèmes de jeunesse, en 1972 chez Maspero sous le titre Pour un brasier dans le désert1.


Victor Serge, Résistance. Collection Feuilles d’herbe, éditions Héros-Limite, 96 p., 8 €.


Beaucoup des poèmes de Résistance ont été écrits entre 1933 et 1937, pendant la relégation de Victor Serge dans l’Oural (à Orenbourg) ; quelques-uns sont datés de 1928, au moment où le bras de fer entre Staline et les trotskystes devient crucial, et quelques autres encore ont été écrits à son retour à Paris après la célèbre intervention de Romain Rolland auprès de Staline. C’est dire que ce sont des « Chants d’expérience ». Résistance bien sûr à la dictature et à la peur sous la botte du Secrétaire Général, appelé aussi le Chef dans les Mémoires d’un révolutionnaire2 — mais ce petit livre déborde le moment qui l’ancre dans l’Histoire.

Il n’y a pas au sens propre une œuvre poétique de Serge, son œuvre est ailleurs, et ainsi l’a-t-il voulu : ce qui constitue alors ces textes en poèmes, c’est leur raison intérieure. C’est peu dire que la poésie de Victor Serge coïncide avec ce qu’il est : elle est son point d’incandescence. Il n’y a pas d’autre définition d’une écriture en poésie. Elle ne peut être ni un loisir ni naturellement un gagne-pain. Elle est la rencontre d’un être avec la vie — rencontre au sens d’une déflagration.

Il suffit d’ouvrir les Mémoires d’un révolutionnaire : si les Mémoires, comme les essais, tracent un parcours intellectuel et politique, les poèmes sont détachés de toute cause autre que l’énergie de l’homme, sa profonde réalité. L’œuvre d’art ne se réduit pas aux idées, elle les englobe avec bien d’autres choses. Tout cela a été théorisé par Serge lui-même dans Littérature et révolution (1932)3 : « Poètes et romanciers ne sont pas des esprits politiques car ils ne sont pas essentiellement rationnels… ».

La réalité de Serge, c’est le mouvement intérieur qui l’engage dès sa jeunesse dans l’anarchisme d’abord, puis le communisme, et enfin dans la lutte contre le stalinisme et la liquidation de tous ses idéaux. Sa raison d’être c’est agir pour la justice. C’est-à-dire agir contre toutes les injustices.

Son regard sur la femme qui piétine le purin, la vieille qui porte sa palanque, le pêcheur qui tire son filet, les quatre jeunes filles qui traversent l’Oural, tous ceux-là qui ignorent leur soumission parce qu’ils ne peuvent avoir aucun recul pour juger de leur destin (et n’est-ce pas la définition même du pauvre ?), ce regard est un regard de peintre et de poète, qui voit tout ensemble la douleur et la beauté du monde. Il y a dans ce regard une telle force de vérité et d’amour, qu’on pense à la phrase de Péguy : « il y a des choses que j’ai cru faire par justice, je vois bien aujourd’hui que les ai faites par charité » (à Robert Salomé, en 1908, cité par Robert Burac).

Toute sa vie, Victor Serge se sent comptable des autres, de la souffrance des autres, de l’injustice et des offenses subies. Comptable jusqu’à la culpabilité. Cette blessure, transparente dans les Mémoires et dans les essais, éclate partout dans les poèmes :

«… tous ceux par le monde dont je ne suis pas séparé… » « Pardonnez-nous de vous survivre… » « la ville blessée souffrit en toi… »

Et ceci à propos d’un agonisant (dans le poème « L’asphyxié ») :

« … moi, seule conscience de sa souffrance et de sa mort,
moi dernier visage impuissant des hommes pour cet homme,
moi qui n’ai pour lui qu’un absurde remords. »

La tonalité majeure du recueil pourrait être résumée par le titre d’un des poèmes, « Constellation des frères morts », qui égrène la litanie des prénoms des amis morts. On y reconnaît ceux qui ont accompagné sa vie, Raymond (La Science) de la bande à Bonnot, Vassili (Nikiforovitch) assassiné en 1928 par la mafia des profiteurs du régime sur la route d’Armavir (un deuxième poème, « 26 août 28 » est entièrement consacré à Vassili Nikiforovitch). Il y a aussi un certain Karl,

« … dont j’ai reconnu les ongles
quand vous étiez déjà de terre;
vous, front d’une si haute pensée,
ah ! que faisait de vous la mort !
Ce noir et dur sarment humain. »

Karl, serait-ce le nom de guerre de son ami Vladimir O. Mazine (Lichtenstadt), tué sur le front près de Gatchina le 15 octobre 1919 ? Dans les Mémoires de 1941 comme dans l’éloge funèbre (Bulletin Communiste 42-43 du 13 octobre 1921), figure ce détail du cadavre déterré qu’il a reconnu à ses ongles. Dans l’ « In memoriam » du Bulletin, Victor Serge écrit du très raffiné Lichtenstadt-Mazine qu’il avait une « répulsion instinctive devant le recours à la force, l’effusion de sang, toutes les dures, les mauvaises, les terribles petites réalités de la guerre civile » : Victor Serge lui aussi connaît de l’intérieur cette répulsion instinctive contre laquelle il doit s’arc-bouter.

Il n’est pas vain de s’arrêter à ces détails. Serge, dans Littérature et révolution, cite Nietzstche — poète, lui aussi : « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qu’on écrit avec son propre sang ». Que dit d’autre Alexandre Blok  lorsqu’il écrit « … mais de ses livres il faut répondre sur sa vie » ? Il ne s’agit pas d’autobiographie (les Mémoires sont là pour cela, ces Mémoires magnifiques où l’on voit d’abord centimètre par centimètre, et puis s’accélérant, la montée du totalitarisme sanglant), il s’agit de ressentir comment la poésie constitue l’aria d’un être, quand toutes les contingences s’effacent. Et quand tout est bu, restent à Serge ses deux forces motrices, la fidélité et sa révolte contre toutes les injustices. Et quelquefois, et souvent, et tragiquement, le conflit entre les différentes justices qui le dresse contre ses propres enseignes, lui qui dit, dans ses Mémoires « je retrouvais chez les persécutés les mêmes mœurs que chez les persécuteurs », ou bien, à propos de Goumilev (fusillé en 1921) « les visages de Nicolas et Olga Goumilev devaient me hanter des années durant ».

Ce qui rend si vrais ces poèmes, et donc si forts, c’est justement ces contradictions que Serge ne veut pas résoudre, qui le déchirent. La douleur, partout criée, de devoir s’endurcir :

« il faut être fort, il faut être dur
il faut continuer,
je continuerai,
mais vraiment c’est dur ».

Ou, plus explicite encore :

« Ils périssent dans un fossé de la Tchernavka
par ordre du Com. Rév.,
sous les sabres des ajusteurs de la Taganka,
des mineurs de la Kachtanka,
et d’un anar qui saigne de la mort de son rêve ».

Et plus loin :

« Vous nous l’avez si bien appris le sale métier des plus forts
qu’à la fin nous y passons maîtres
Nous les aurons, les cœurs sonnants, les fronts battants,
les yeux pleins d’images atroces comme des remords…
Et puis qu’on nous enterre, et puis qu’on nous oublie,
et que rien ne recommence et que fleurisse la terre…

Allons-y, allons-y, allons-y ! »

Une des images les plus saisissantes de ce recueil est celle du loup écorché, lâché hurlant dans la steppe. Car, quoiqu’elle sorte d’une expérience vécue, comme l’albatros de Baudelaire, elle devient symbole universel. Loup prince ou communiste, la victime transforme toujours celui qui le tue en bourreau. Et au-delà encore, c’est l’image de l’homme qui va dans le monde en hurlant sa douleur. « D’un tel homme, d’un tel écrivain, il faudra bien qu’on reconnaisse un jour la lucidité et la grandeur », ce sont les derniers mots de Jean Rière, dans son épilogue aux Mémoires.


  1. Réédité chez Plein Chant, 1998.
  2. Mémoires d’un révolutionnaire (1901-1941), Le Seuil 1951.
  3. François Maspero 1976.

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