Entretien avec Lorin Stein

Lorin Stein, rédacteur en chef de The Paris Review, est également traducteur : il vient de traduire en anglais Soumission de Michel Houellebecq. Je l’ai rencontré à la librairie Shakespeare and Company, où il était venu présenter sa revue en compagnie du romancier anglais David Szalay. Bien qu’il fût sur le point de repartir pour New York, il a gentiment accordé un tête-à-tête à En attendant Nadeau, pour parler de l’évolution de l’une des plus prestigieuses revues littéraires américaines, une référence en matière d’entretiens avec des auteurs.


The Paris Review n° 216, printemps 2016, 284 p., 20 $


Certains phénomènes littéraires n’ont pas forcément le même impact vu des deux côtés de l’Atlantique. Je pense au cas Sollers : véritable institution en France, il est peu connu à New York. On pourrait dire la même chose, en sens inverse, de votre revue. Comment la présenteriez-vous à un public français ?

The Paris Review, du point de vue du tirage, est le plus important magazine littéraire américain. Depuis soixante ans, cela a souvent été le cas, aujourd’hui ça l’est plus que jamais. Elle a été fondée en 1953 à Paris par quelques jeunes Américains, notamment George Plimpton, Peter Matthiessen et William Styron. Robert Silvers et Pati Hill l’ont rejointe peu après. Ils souhaitaient créer une petite revue dans l’esprit des années vingt. Depuis le début, il s’agissait d’un projet nostalgique. Tom Wolfe les appelait « la génération d’imitateurs », parce que la plupart d’entre eux, fraîchement sortis de l’université ou de l’armée, étaient épris du mythe de la Génération perdue, ce qui explique le choix de Paris – où, en outre, la vie était moins chère.

Les années cinquante étaient une époque féconde pour les revues trimestrielles aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En général, il s’agissait de magazines consacrés à la critique, qui réservaient quelques pages à la poésie et à la fiction, lesquelles servaient plutôt de façade – les véritables enjeux se trouvant dans les écrits théoriques. Aujourd’hui encore, si vous regardez un exemplaire ancien de la Partisan Review, c’est ce qui frappe. Et les romanciers de l’époque – je pense à Ellison ou à Bellow – réagissaient en fonction de ces articles, pour ne pas parler de leur propre activité critique. On a souvent appelé cette époque « l’âge de la critique ».

Voulez-vous dire que les romanciers s’adaptaient à la théorie ?

Ils réfléchissaient en fonction d’elle. La même chose se passait dans le domaine de la peinture, autour de Clement Greenberg. Un peintre recevait un critique dans son atelier, et ensuite changeait sa manière de concevoir son travail.

En ce qui concerne The Paris Review, dans la mesure où il s’agissait d’un véritable projet intellectuel et non d’une poignée de gosses en train de s’amuser, ils voulaient créer un magazine qui n’avait rien à voir avec la critique, qui ressemblerait plutôt aux revues d’autrefois, aux magazines d’avant-garde centrés sur la fiction. Ils sont partis alors à la découverte de jeunes auteurs anglophones.

Mais, en 1952, lorsqu’ils cherchaient à soulever des fonds, George Plimpton a écrit à ses parents – il leur écrivait sans cesse – et a annoncé qu’il comptait obtenir pour le premier numéro une interview avec son ex-professeur de Cambridge, E. M. Forster, expliquant que celle-ci serait « un essai en dialogues sur la technique ».

S’agissait-il d’un calcul stratégique ?

D’un point de vue commercial, ils avaient compris que normalement ils ne pourraient jamais obtenir de signatures importantes pour le magazine, mais qu’en revanche cela deviendrait possible s’il s’agissait d’une interview. Cette astuce, originale pour l’époque, est très répandue de nos jours.

À côté de cela, il y avait une autre considération, d’après ce que l’on raconte aujourd’hui, qui allait à rebours du discours psychanalytique selon lequel l’auteur n’est pas bien placé pour parler de son œuvre. Ils se sont dit que, au contraire, l’auteur pourrait donner un éclairage pertinent si on lui posait des questions sur le processus de création qu’il mettait en œuvre. Alors, bien que l’idée initiale fût de focaliser l’attention sur de nouvelles voix littéraires, les éditeurs ont constaté que les entretiens prenaient leur envol. La rédaction a fait quelques « prises » éminentes : Plimpton a obtenu Hemingway, et Jean Stein, encore adolescente, a convaincu Faulkner. Le magazine s’est envolé dans les années soixante et soixante-dix. Il a un excellent bilan, le meilleur des petites revues américaines pour ce qui est de la découverte de nouveaux écrivains.

George Plimpton a continué à officier comme rédacteur en chef pendant cinquante ans, jusqu’à ce qu’il meure dans son sommeil. La plupart du temps, il a été non interventionniste, embauchant de jeunes éditeurs qui ont assuré la suite, une génération après l’autre. Philip Roth a publié ses deuxième et troisième nouvelles dans la revue, dont le court roman Goodbye Columbus. Harry Matthews et David Foster Wallace y ont publié des textes précoces et importants : le premier, un roman en feuilleton, le second, son premier court roman. Il y avait aussi Adrienne Rich.

Les éditeurs affichaient une sorte d’anti-intellectualisme aristocratique très WASP, qui se traduisait par une souplesse dogmatique : ils restaient ouverts à tous les courants. En même temps, en tant qu’Américains, ils étaient assez provinciaux, même s’ils ont publié quelques entretiens avec des auteurs français. Il y avait une blague disant qu’ils étaient les seuls à Paris à ne pas avoir d’opinion sur la guerre d’Algérie.

Dans quelle mesure The Paris Review était-il vraiment parisien ?

Les premières années, plus de la moitié de ceux qui y travaillaient habitaient à Paris ou y faisaient des séjours de plusieurs mois. Terry Southern y vivait. Pati Hill aussi. Ils ont fait venir Philip Roth, ils l’ont invité. Vers la fin des années cinquante, ils avaient ouvert un bureau à New York, c’est-à-dire que George Plimpton avait regagné Manhattan et installé un bureau dans son appartement.

Pendant les années soixante-dix, le siège était encore à Paris mais beaucoup de choses se faisaient à New York. L’imprimerie était située aux Pays-Bas. Ce qui fait que le bureau parisien avait le dernier mot. Il est même arrivé que Plimpton, qui dirigeait le magazine depuis New York, soit surpris par un article ou une couverture. Vers la fin de cette période, Plimpton s’occupait plus des interviews, tandis que Maxine Groffsky, travaillant à Paris, éditait la fiction. De toute façon, ils avaient toujours projeté de faire la plus grosse part du tirage aux États-Unis.

Y avait-il encore beaucoup d’expatriés à Paris dans les années cinquante et soixante ?

Oui. Beaucoup de gens passaient du temps à Paris, un peu comme on le fait aujourd’hui à Berlin. La vie était peu chère. Baldwin était là, Ellison aussi : ce dernier a été l’un des premiers interviewés.

Dans le domaine de l’interview d’auteur, la Paris Review ne jouit pas d’un monopole. Pourtant, il me semble qu’elle occupe encore une position dominante. Êtes-vous d’accord et, si oui, comment peut-on l’expliquer ?

C’est bien le cas. Cela dit, il y a aussi des interviews dans Rolling Stone, Playboy, Bomb et Interview Magazine. Mais tous ces périodiques ont été influencés par la Paris Review. Aujourd’hui, on a beaucoup plus d’entretiens dans la presse car cela permet de fabriquer du contenu à bas coût grâce à l’électronique. Le style de l’entretien dans The Paris Review demeure quand même unique, en partie parce qu’il n’y a jamais d’accroche. Les choses ne sont pas conçues en fonction de l’actualité.

S’il n’y a pas d’accroche, quel est le fil conducteur ?

L’entretien est censé être un entretien de référence. Les interviewés qui s’y livrent acceptent de discuter de leur mode d’écriture et de la façon dont ils sont arrivés à le trouver. Ce sont les deux axes principaux. En outre – pour ça, nous avons été les premiers, l’ayant fait dès le début –, l’interviewé garde le contrôle sur le texte.

L’interviewé peut réviser l’article ?

Absolument. Réviser, réécrire, ajouter. Tout ce qu’il veut.

Ce procédé était-il propre à la Paris Review ?

Pendant longtemps, oui. Et cela permettait aux auteurs qui auraient été réticents autrement de révéler des détails sur leur façon de travailler. Autre chose importante : on n’a jamais prétendu qu’il s’agissait de la transcription d’une seule conversation. Dans le cas de Hemingway, Plimpton et lui se sont rencontrés en société, Hemingway l’a trouvé charmant, il a admiré sa jeunesse et son aisance dans des domaines où lui-même devait fournir de gros efforts. Ils sont partis à la pêche et à la corrida, ils ont bu des coups ensemble. En fin de compte, l’interview a consisté presque uniquement dans le refus de l’interviewé de répondre aux questions, qu’il a trouvées stupides ou hors de propos. Il s’ensuivra une longue correspondance, où Plimpton, fils d’un avocat célèbre, agira comme procureur, écrivant : « Quand vous avez dit que je n’avais pas compris le sens de ce propos-ci… ». Et Hemingway ne pouvait s’empêcher d’approfondir sans cesse ses réponses originales. Plimpton a réussi alors à bricoler une interview qu’il a présentée comme un dialogue entre deux personnes assises l’une en face de l’autre. Depuis lors, cela fait partie de la technique de la revue. Avec Norman Rush, par exemple, on a pris trois ans pour accumuler cinq cents pages de transcriptions, que l’on a fini par réduire à huit mille mots.

George Plimpton n’est pas connu en France, je n’ai trouvé que deux de ses livres traduits en français. Moi-même, je l’ai découvert en 1966, à l’âge de neuf ans ; j’ai dévoré son livre Paper Lion (le titre joue sur l’expression « tigre de papier »), où il raconte sa brève expérience de quarterback chez les Lions de Détroit, équipe de football américain de la NFL (National Football League). Pourriez-vous le présenter à nos lecteurs ?

C’était un play-boy, un bel homme, il est devenu célèbre comme écrivain pour avoir inventé une situation aujourd’hui banale avec l’essor de la téléréalité : il entreprenait de faire des choses très difficiles pour lesquelles il n’avait aucune formation – comme par exemple pratiquer un sport à un niveau professionnel – afin de les décrire. Il le faisait avec l’autodérision d’un gentleman WASP. Même s’il n’était pas devenu un écrivain célèbre, il se serait retrouvé dans les pages people : il avait servi d’escorte pour Elizabeth avant qu’elle ne devienne reine d’Angleterre ; il est sorti avec Jackie Kennedy avant JFK ; il était très proche des Kennedy, c’est lui qui a arraché le pistolet de la main de Sirhan Sirhan juste après les tirs sur Robert Kennedy. C’était un aristocrate, rejeton de deux anciennes familles américaines.

Et puis il y avait un troisième élément : au plus fort de la guerre froide, l’Amérique étanchait sa soif de culture en regardant la télévision. On avait pas mal d’émissions qui ressemblaient à « Bouillon de culture ». Des stars de cinéma y côtoyaient des écrivains. Le public était excité par ce nouveau média où l’on voyait énormément d’écrivains. L’Amérique n’a jamais autant ressemblé à l’Europe. George Plimpton, drôle, éloquent, charmant et plein d’autodérision, y figurait en permanence. Si je devais le transposer dans un contexte français, je le comparerais à Beigbeder, en plus doux, plus toqué, plus paternel.

Et il était célèbre pour ses fêtes : il recevait presque tous les soirs. Moi-même, à l’âge de vingt-deux ans, stagiaire dans une maison d’édition, j’ai eu le privilège d’y participer, j’ai vu l’archevêque Paul Moore, grand héros pour les gens progressistes comme moi, et il y avait Bret Easton Ellis assis de l’autre côté de la pièce.

William Styron, Thomas Guinzburg, Peter Matthiessen and George Plimpton

William Styron, Thomas Guinzburg, Peter Matthiessen and George Plimpton

Vous êtes le troisième éditeur de The Paris Review. Quelle a été son évolution depuis la mort de George Plimpton ?

Philip Gourevitch a eu la tâche difficile de succéder à quelqu’un que Normal Mailer désignait comme l’homme le plus aimé de New York. Philip était un brillant grand reporter. Il a décidé d’ouvrir le magazine au récit journalistique. Je sais qu’ici vous avez des écrivains comme Jean Rolin ou Emmanuel Carrère qui le pratiquent. Pour l’écrivain américain sérieux, le prestige et l’argent se trouvent dans ce domaine-là, c’est là que se crée une partie importante de notre plus belle et plus originale littérature. De façon dogmatique, on insiste pour l’étiqueter comme « non-fiction ». Philip a ouvert alors le magazine, y compris les interviews, à la non-fiction. Par conséquent, les ventes se sont envolées.

Quand je suis arrivé (en 2010), j’ai rendu le magazine à sa mission d’origine. D’une part, parce qu’il y avait du bon reportage dans d’autres journaux ; ensuite, parce qu’il manquait de magazines sérieux ayant pour objectif principal la publication de fiction et de poésie.

Dans l’introduction à une anthologie de votre revue, vous avez loué le réalisme comme genre littéraire, notamment pour ses qualités d’authenticité.

Les jeunes auteurs que l’on avait publiés sont souvent intéressés par la mimèsis. Ils ont tendance à décrire des situations de la vie réelle. Tandis que, dans d’autres magazines de qualité, il y a probablement plus de fiction centrée sur des recherches linguistiques formelles. Ce qui ne veut pas dire que chez nous le langage tende toujours vers la transparence ou la limpidité, mais simplement que l’on essaie de donner une représentation actuelle du réel, plutôt que de devenir la dix-septième génération avant-gardiste.

Vous êtes le traducteur de Houellebecq aux États-Unis. En quoi cet auteur se distingue-t-il des romanciers américains ?

Mon amie Elaine Blair a très bien écrit sur ce sujet dans le blog de la New York Review of Books. Elle a évoqué quelques auteurs qu’elle admire, dont Jonathan Franzen, Sam Lipsyte et Gary Shteyngart, pour identifier ce qui les sépare de Houellebecq : ils écriraient consciemment pour une lectrice éclairée qu’ils ont internalisée, afin de s’attirer ses bonnes grâces. S’ils créent un héros libidineux, ils vont faire en sorte qu’il soit puni. Tandis que chez Houellebecq le héros ne sera pas puni pour sa libido, mais simplement parce que la souffrance fait partie de la vie. Le lecteur américain trouve cela reposant.

Dans de récents numéros de la Paris Review, les éditeurs ont choisi des textes traduits du chinois, de l’espagnol, du français et du polonais. N’est-ce pas l’exception à la règle en vigueur aux États-Unis ?

Il y a une croyance selon laquelle les Américains ne lisent pas la littérature en traduction. C’est vrai jusqu’à un certain point. En réalité, aux États-Unis nous sommes plusieurs pays à la fois. Il n’y a pas l’équivalent chez nous de l’espace qu’un Houellebecq peut occuper en France. L’autre jour, j’en ai parlé avec ma femme. Ce serait qui ? Stephen King ? Quand vous êtes dans la rue avec Houellebecq, tout le monde se retourne pour le regarder. Philip Roth? Personne ne sait à quoi il ressemble hors de New York. Nous sommes un pays gigantesque. Ce qui rend compliqué le fonctionnement de l’industrie de l’édition. Il n’y pas d’émissions télévisées (littéraires). Même nos émissions de radio ne sont pas diffusées à l’échelle nationale. Nous avons ainsi des difficultés dans le domaine de la création littéraire. On déverse une énorme quantité de littérature mais, lorsqu’un Karl Ove Knausgård, une Elena Ferrante ou un Roberto Bolaño apparaissent, cela produit des bestsellers.

Je ne crois pas que l’on ait des préjugés contre les auteurs étrangers, le problème c’est qu’aux États-Unis l’édition vit et meurt selon le bon vouloir des critiques, on a une confiance absolue en eux. Ils sont souvent timides à l’égard de la littérature étrangère, ils se sentent mal à l’aise, faute de culture. Alors il faut leur donner la permission de chroniquer un Chilien, sinon ils disent par exemple : « j’ignore la littérature sud-américaine ». Pour un auteur comme Bolaño ou Knausgård, il faut leur expliquer le contexte.


Le n°217 de la Paris Review paraît le 15 juin.

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