Mémoire et pêche à la truite

Que fait la truite – The Trout, titre de l’original de Peter Cunningham – à l’instant du danger, quand une ombre cache la lumière au-dessus d’elle ? Elle demeure immobile, plongée dans « une mémoire profonde comme l’océan ». De cette mémoire, qui englobe aussi les humains, émerge le livre.


Peter Cunningham, Descendre la rivière. Trad. de l’anglais (Irlande) par Christophe Mercier. Paris, Joëlle Losfeld, 189 p. 12,99 €


Certes, on peut descendre la rivière où se pratique la pêche à la mouche, mais pour les personnages du roman de Peter Cunningham, Alex, Irlandais installé au Canada avec sa femme Kay, au bord du lac Muskoka, la rivière de la pensée remonte vers l’origine. Comme le fleuve Alphée cher à Roger Caillois, elle traverse l’océan où elle s’est d’abord jetée sans se perdre, pour finir par rejoindre la terre d’Irlande : le pays de l’enfance recèle la clé d’un mystère dont le poids est devenu insupportable.

Commence alors un cheminement à rebours dans l’espace et dans le temps, qui permettra d’éclairer cette zone obscure dont la menace diffuse a accompagné toute la vie du narrateur. De simples flashbacks d’abord – où il est surtout question du « docteur », le père d’Alex – puis un vrai voyage où Alex va s’efforcer de donner un nom à ce qui l’a toujours tourmenté. Écrivain, il devrait y parvenir. Mais voilà, le père qui apparaît dans l’écriture n’a jamais existé : « J’ai écrit le livre non pas pour dire la vérité, mais pour lui plaire ».  Dernier aveu de faiblesse avant le sursaut, avant la prise de conscience d’un devoir à remplir, envers les autres et envers soi-même.

Au départ de l’intrigue, dans une simple enveloppe reçue par la poste, une mouche pour la pêche, joli petit insecte certes, « avec des plumes pâles et des ailes rosées translucides  mais pourvu d’un minuscule crochet, recourbé et pointu, comme un phallus doré » : l’image est profondément dérangeante, le lecteur apprendra qu’elle est juste. Beaucoup de mensonges dans ce roman, surtout de la part des adultes détenteurs du pouvoir ou du savoir (médecins et ecclésiastiques), sentencieux, arrogants et hypocrites, prompts à convoquer une métaphore terrifiante pour dompter l’enfant rebelle – « un menteur est comme un cadavre avec des vers dans son ventre, pourri à l’intérieur » – dans la minute même où ils camouflent la pire infamie. Le père McVee emmène les deux garçonnets à la pêche à la mouche. Dans l’obscurité Alex est « saisi par le sentiment d’un danger vague », le prêtre s’éloigne avec Terence et quelques instants plus tard Alex entend un gémissement, « un long gémissement d’homme dans la nuit ». L’homme mûr porte sur l’enfant qu’il était un diagnostic exact : « Je pense que dans mes os je savais ce qui s’était passé mais mon cerveau ne pouvait l’imaginer ». Le narrateur fouille dans ce savoir obscur et non formulé, recherche les témoins, travaille à briser le silence, ou plutôt les silences qui se sont accumulés comme les portes qui se sont fermées au visage d’un autre enfant, l’émouvant garçon boucher de l’auteur irlandais Patrick McCabe dans le roman Le Garçon Boucher.

Il veut combler « des grands trous dans la mémoire », se sentant lui-même coupable puisqu’il a trahi Terence qui voulait fuir. Dans son enquête passent Larry White, dont l’amitié se fait trop pressante ; un inconnu qui « paraît collé à la vitre » et épouvante Kay ; le successeur de McVee, Sean Phelan, qui, comme Alex, « a passé sa vie d’adulte à souffrir de blessures infligées au cours de son enfance » ; et la famille Deasy qui avait recueilli Terence. Et puis dans la sombre forêt des non-dits, se dresse, outre le prédateur, la silhouette du père, « le Docteur », dont Alex apprendra très tard – message d’outre-tombe rapporté par la voix d’un enfant innocent – qu’ « il était au courant ». Ici, Peter Cunningham met en accusation la société de son pays en montrant que le mal n’a nul besoin de s’y dissimuler puisque personne n’a le courage de l’affronter dans un climat d’hypocrisie ou de lâcheté.

À intervalles réguliers surgissent de courts paragraphes consacrés à la truite (ses modes de vie, son habitat, les manières de la pêcher…) : ils font entendre une drôle de petite musique, curieuse et obsédante – au bout de quelques pages, on finit par tendre l’oreille, impatient de l’entendre à nouveau – contrepoint inattendu qui sonne avec une rare justesse. Une étrange poésie émane des deux récits qui entrent en résonance. Il y a les détails techniques (concernant par exemple la fabrication des différentes sortes de mouches, ou encore « l’odorat exceptionnel » de la truite). Et puis il y a la beauté de la pêche, « le plus élégant des ballets : l’homme muni de sa seule canne, sa proie, un animal d’une beauté argentée dans l’eau, la ligne de communication entre eux aussi fine qu’un fil de la vierge ». L’halieutique est devenue poétique : « la truite est comme une poésie. Elle hypnotise grâce à une magie qui attire les hommes dans un vide silencieux, dans des limbes mystérieux et liquides ».

Alex est écrivain, Kay est psychanalyste (comme la femme de Peter Cunningham) : à eux deux, ils s’efforcent de voir clair dans l’opacité des esprits – l’inconscient joue des tours, ne cessant de tresser ses symboles – de briser le vernis scintillant (celui de leur vie, de la surface des eaux du lac) : la tâche n’est pas aisée. La vérité, la trouvera-t-on dans Soufre, le deuxième roman d’Alex, ou chez McVee qui, au bord de la tombe, place sa confiance dans la Pitié de Dieu ? Jusqu’au bout, Alex est poursuivi par l’écho de l’angélus qui sonnait dans l’église du père McVee, l’écho insistant d’un passé douloureux que rien n’efface. Au terme de son enquête, menée avec succès à travers un enchevêtrement de vies abîmées, il songe à la mort – qui s’en étonnerait ? – et à ces derniers instants où « bruits et la dureté de la terre sont oubliés et que, peu à peu, on ne fait plus qu’un avec le mystère de l’eau et la musique de la nuit. »


Photo à la une : © Hege Glimsdal

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