L’énigme de la politique kantienne

Existe-t-il une politique de Kant ? Le philosophe des Lumières, de l’Aufklärung, défend certes une vision originale de l’histoire et de ses conflits récurrents, il élabore une théorie plutôt conservatrice du droit et s’enthousiasme, dans Le Conflit des facultés de 17981, au spectacle de la Révolution française. Mais cela fait-il pour autant de Kant un penseur politique ? Christian Ferrié s’emploie à le démontrer, en faisant de Kant le théoricien subtil d’une forme particulière de réformisme, le « réformisme révolutionnaire », et il affirme pouvoir donner un sens à cet oxymore. Le « réformisme de facture révolutionnaire » ? Est-ce autre chose qu’un jeu de mots ? La tâche n’est pas aisée.


Christian Ferrié, La Politique de Kant : Un réformisme révolutionnaire. Payot & Rivages, coll. Critique de la politique, 490 p., 35 €


L’opposition tranchée entre réforme et révolution est un héritage solide du XIXe siècle, qui structure aujourd’hui encore une partie de la réflexion politique. La « disjonction » entre ces deux modalités de transformation sociale n’est pas nouvelle, et elle retrouve à chaque génération ou presque une actualité, comme le montrent les « printemps » qui ont éclos ici ou là, et pas seulement dans les pays arabes. Mais il faudrait dépasser cette opposition binaire : c’est en le replaçant dans le contexte politique et juridique de son époque que Christian Ferrié peut affirmer que Kant occupe une position politique spécifique, qu’il est en fait partisan d’une réforme « en profondeur » (« gründlich »), et donc radicale, révolutionnaire, de l’État monarchique et en l’occurrence prussien, tout en rejetant la notion de « résistance » populaire.

Christian Ferrié ne cherche pas à nier la tension qui marque cette pensée kantienne de la politique ; il montre que Kant, contemporain de la Révolution française, se situe à la charnière entre deux époques et hésite, ou semble hésiter, entre l’acceptation de l’absolutisme réformateur d’un Joseph II et le républicanisme révolutionnaire. Le philosophe de Königsberg à la vie si bien réglée aurait produit une « solution originale », trop oubliée, malgré la tradition de Proudhon et de Jaurès, et qu’il serait possible de dégager de ses écrits inédits.

Kant est conduit par les événements à définir sa « solution originale », et il faut tenir compte du fait que l’auteur de Théorie et pratique (1793) écrit sous le régime de la censure d’État et intervient dans un débat idéologique intense. Edmund Burke, le philosophe conservateur des Réflexions sur la Révolution de France de 1790, a eu très tôt des traducteurs allemands (August Wilhelm Rehberg, Friedrich von Gentz) et des lecteurs qui, effrayés par les « dérives » de la Révolution française, par les crimes de la Terreur, les affrontements de la guerre européenne, ont vite renoncé aux espoirs qu’ils avaient mis dans les événements de Paris, comme Hegel, et ont finalement prôné des réformes, parfois hardies, pour empêcher les tentations révolutionnaires chez eux. Les conservateurs éclairés – comme Goethe et le duc de Saxe-Weimar après la défaite d’Iéna – cherchent par des réformes limitées à rendre la révolution inutile, tandis que les révolutionnaires aspirent à un bouleversement complet de l’ordre social et ne peuvent se satisfaire de demi-mesures.

Quelle est la position de Kant ? Il s’oppose à Burke et à ses commentateurs allemands en prônant une politique « pragmatique » qui ne se contente pas d’« améliorations » limitées, et à l’allemand « Verbesserungen » il préfère le terme français de « Reform ». Il défend et promeut des principes républicains, mais réfute en droit la légitimité de la « rébellion » et de la « résistance ». Dans cette « subtile solution » à l’équilibre instable, qui ressemble un peu à un tour de passe-passe verbal, Kant serait amené à « légitimer » sans la « justifier » une révolution qui ouvrirait la voie à des réformes bienvenues en malmenant le droit.

Christian Ferrié consacre une riche et importante partie, « herméneutique », aux différentes interprétations en conflit de la Révolution française, qu’il s’agisse de Jaurès, d’Hannah Arendt ou de François Furet à l’occasion du bicentenaire de 1789. Il privilégie à l’évidence l’image d’un Kant radical, jacobin, partisan de Robesperre, par rapport aux lectures libérales et « bourgeoises » d’un Kant « thermidorien », partisan du suffrage censitaire et hostile au droit à la résistance. Il n’est pas contestable que Kant est bien loin de la radicalité d’un Fichte rousseauiste, tenant de la démocratie directe. Mais, même si sa pensée politique, informée par sa morale, peut le conduire vers une forme de radicalité, quelque chose lui échappe du fait de sa situation historique (« trop timide sujet du roi de Prusse », loin de Paris, spectateur des événements à distance) : le moment spécifiquement politique, qui pourrait lui faire prendre conscience de « la force motrice des insurrections populaires », du « mouvement révolutionnaire du peuple » sans lequel rien ne s’enclenche. En d’autres termes, selon Christian Ferrié, la vision de Kant, même si elle est plus radicale qu’on ne le dit, même si elle est favorable à l’événement « naturel », au fait de la révolution, à l’occasion offerte, reste prisonnière de son interprétation surtout historique et juridique ; une interprétation qui l’empêche de reconnaître qu’il ne saurait y avoir de réforme en profondeur sans émotion violente et sans insurrection populaire. Sans un « processus », sans un moteur.

Il y aurait ainsi chez Kant une « domination » excessive du moment juridique et du souci de la réforme, au détriment de la logique politique de la foule en révolte, de la révolution, et donc de la violence. Il est probable qu’il considérait que toute émotion populaire n’était pas bonne en soi, que le Mal radical existait, qu’il pouvait y avoir des émeutes contre-révolutionnaires, des résistances réactionnaires, des manifestations régressives. Il n’est pas rare de voir, comme en Belgique au temps de Joseph II, ou lors de la Fronde, une « émeute partisane du petit peuple et des Grands » contre les réformes d’un monarque éclairé.

Celui que Hannah Arendt a appelé « le philosophe de la Révolution » ne justifie donc pas politiquement – dit Christian Ferrié – le mouvement révolutionnaire du peuple qui permet les réformes radicales qu’il approuve pourtant. Est-ce une limite de la pensée kantienne ? une faiblesse ? une incohérence ? ou le signe d’une prudence intellectuelle devant les ambiguïtés du présent ? Le livre aussi riche que subtil de Christian Ferrié nous laisse avec cette énigme.


  1.  Kant, Le Conflit des facultés et autres textes sur la révolution. Trad. par Christian Ferrié, Payot, coll. Critique de la politique, 2015.

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