Bayous voyous

Résidant tous deux en Louisiane, Tim Gautreaux, l’ancien, et Tom Cooper, le nouveau, donnent leur vision du bayou avec Fais-moi danser, beau gosse et Les Maraudeurs. Sur un même fond de violence, de sinistre et de chômage, les deux romans célèbrent le même territoire cajun, poétique et infernal, mais divergent sur la trajectoire des personnages, des risque-tout pittoresques et accrocheurs. Deux réussites d’écriture au creux des tempêtes du golfe, deux facettes de la littérature du Sud, vigoureuse et assumée comme telle.


Tim Gautreaux, Fais-moi danser, beau gosse. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville. Seuil, 429 p., 22,50 €

Tom Cooper, Les Maraudeurs. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty. Albin Michel, 399 p., 22 €


Bien plus qu’un décor, le bayou est là, chauffé à blanc ou nocturne inquiétant avec sa végétation impénétrable, les coquilles écrasées, les alligators béants, les perfides mocassins d’eau qui ont tant effrayé Truman Capote. C’est une nasse où grouillent de petits désœuvrés, où triment les crevettiers, c’est un songe maléfique et une boîte à secrets. Tim Gautreaux, fils d’un capitaine de remorqueur sur le Mississippi, le connaît par cœur et fait fleurir ses bars et ses guinguettes où l’on danse le jitterbug, où la fièvre de l’alcool et des filles déclenche les bagarres assassines.

Tout part d’un jeune couple : Paul, dit Beau Gosse, et Colette, la plus jolie fille de Tiger Island. Rupture sur fond de jalousie, fuite en Californie, retour au pays, l’action est scandée et désormais l’intrigue se déroule au gré d’une maturation où s’affirment hardiment les valeurs de la Bible Belt du Sud : l’honnêteté, la résilience, l’acharnement au travail, garants d’une reconquête physique et morale dans l’adversité. Tim Gautreaux, dont Fais-moi danser, beau gosse est le premier roman – initialement paru en 1998, mais précédé en France par Le Dernier Arbre (2013) et Nos disparus (2014), également parus au Seuil –, commence ici à creuser son sillon principal : l’hymne à la culture cajun qui doit survivre envers et contre tout. Il campe des personnages de souche modeste confrontés à la crise pétrolière, à la misère et aux coups durs, qui passent du bateau de pêche au Mont-de-Piété, de l’usine au noyau familial.

Tim Gautreaux a de la tendresse pour ses personnages, des péquenauds, des « cous rouges » qui se battent et se débattent. Il les place à dessein au centre des tempêtes, celles des sentiments, de l’économie matérielle, de l’accident corporel. En guise d’épreuves, l’ouragan sur le golfe, la noyade, la chasse aux ragondins, autant de belles scènes à reliefs multiples, supplantées encore par la terrible descente dans le ventre de la chaudière. L’enfer n’est jamais loin. Le succès populaire de Gautreaux, parfois appelé le « Conrad des bayous », vient de son implication à défendre un mode de vie, et ce n’est pas un hasard si Beau Gosse a une compétence rare, celle de mécanicien spécialisé dans les vieilles mécaniques. L’adhésion du lecteur tient aussi au talent de l’écrivain qui mêle la veine sociale et solidaire à une poésie lyrique mise au service de la Louisiane et de la vaillance de ses déshérités. Le tout se clôt sur le regard de Colette – beau personnage de femme, farouchement honnête, maniant la Winchester – qui glisse sur les toits de tôle de Tiger Island : « Certains étaient endommagés par les tempêtes et gauchis, d’autres usés et rouillés, aussi poreux qu’une âme en perdition, d’autres encore décapés et luisants d’une peinture argentée toute fraîche. »

Même décor mais changement de troupe avec le pétillant Tom Cooper, qui peuple son pays de l’arnaque de losers à l’affût. À commencer par son préféré, Gus Lindquist, un manchot sous alcool et antalgiques, qui se fait voler sa prothèse, devenant ainsi un capitaine crochet. Toujours à la recherche des pièces d’or du flibustier Jean Lafitte, Gus fouine avec son détecteur de métaux, trop curieux, découvrant les trajets des barcasses, les équipées nocturnes, dont celle des jumeaux Toup qui cultivent une délicieuse marijuana sur une petite île. Combines, règlements de comptes, corruption – un grand pétrolier achète le silence des riverains pollués via son agent Brady Grimes qui pourrait sortir de Dickens – font le quotidien de cette poignée de rêveurs acharnés et cyniques qui cultivent le mystère.

Tom Cooper, dans ce premier roman, mène brillamment le suspense autour de ces petits malfrats isolés mais imbriqués dans une intrigue alerte, comme une suite de planches d’une bande dessinée masculine qui, du reste, sera bientôt portée à la télévision. Aux aguets, tous réagissent vite et au premier degré, dans des réparties de série noire, à flux tendu dans les rebondissements. L’humour sombre qui palpite à chaque épisode, la pente du déclin – de l’ouragan Katrina à la marée noire –, donnent un climat corrosif, malsain, propre à engendrer des créatures sorties de Jérôme Bosch : « Le bourdonnement des insectes, comme un mantra. Les petits lézards aux fanons rouges déployés en éventail autour de la gorge. Les taons gros comme des prunes. Les scarabées semblables à des pommes de terre ailées. » Quant aux humains, ils font largement pièce, extrêmes dans la primarité, truculents dans la noirceur.

Il ne faut pas s’étonner que Tom Cooper soit soutenu par Stephen King, Donald Ray Pollock et Nic Pizzolatto, car il tient son lecteur au bout de sa pointe sèche et de son rythme rock. Ses dialogues savoureux combinent les naïvetés brutes de ses pégreleux, le cynisme compassionnel du traître Grimes, et, sur l’autre plateau de la balance, le désarroi discret de Wes, un adolescent en mal de père. Le dénouement ouvert laisse apparaître une possible embellie lorsque ce garçon sensible et droit, aidé par tous les proches de son enfance et du quartier, fait partir son bateau neuf que, de ses mains, il a construit dans du bois de cyprès. « Ensemble, ils comptèrent jusqu’à trois, d’une seule voix rugissante. D’un mouvement puissant, ils hissèrent le Cajun Gem au-dessus des bidons d’huile. Puis la cohorte se mit en branle, portant Wes et son bateau. Ils traversèrent le jardin pour venir se mêler à la foule et prirent la direction du bayou. Dans les maisons voisines, on se mettait sous le porche pour voir passer le défilé. » Wes, le rejeton intègre, avec sa perle, son trésor cajun, porte les espoirs de tous les siens, nouveaux confédérés, lorsque, sur le miroitement grisâtre des eaux du bayou, il s’enfonce dans la Barataria et prend le large.

Ruines, personnes disparues, c’est le lot des hommes, alors que la flore généreuse et une faune d’une vigueur somptueuse et diabolique font de chaque pas une aventure et un danger mortel. Le piège, tel est le thème commun à ces deux romans qui évoquent un terrain fragile en proie à des espoirs irrationnels. Les maraudeurs de Cooper habitent Jeanette, petite ville fictive, non loin de Bâton Rouge et en bordure des entrailles ténébreuses du marais, ils sont sur le qui-vive, toujours surpris par leurs rencontres, sous tension permanente : le tout s’accélère, dans la hantise de la survie. Chez Gautreaux, la courbe est inversée et le récit s’apaise en une dizaine d’années comme en une fin de tragédie. Le vieux Sud, romanesque et hors norme, celui de Faulkner, de Tennessee Williams, vibre encore avec intensité, écartant l’idée d’être oublié, refusant une fois encore d’être vaincu.

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