Paris des philosophes (16)

Les chimères de Monsieur Descartes, ou l’absent

René Descartes par Frans Hals (1649). 78x69 cm. Musée du Louvre, Paris.

René Descartes par Frans Hals (1649). 78×69 cm. Musée du Louvre, Paris.

Il faut se faire une raison … C’est une triste et humiliante vérité, difficile à « révoquer en doute » : le plus grand philosophe français, celui dont les bacheliers connaissent au moins le nom (« J’ai le don de penser et je sais que je pense », résume La Fontaine), « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas », selon la Note conjointe de Péguy, l’incarnation par excellence du « génie » français, épris d’ordre et de méthode – « cartésien », en un mot –, ce philosophe, non seulement a peu vécu à Paris, mais semble n’avoir jamais apprécié ni aimé cette ville. A-t-il même mérité de donner son nom à une petite rue en pente du Quartier latin, à proximité de l’ancienne École polytechnique ?

On connaît les débuts de ce provincial : sa naissance en 1596 à La Haye (une petite ville en France, pendant longtemps La Haye-Descartes, aujourd’hui Descartes …), les études au Collège des jésuites de la Flèche, le droit à Poitiers, la formation militaire auprès du protestant Maurice de Nassau, qu’il abandonne quand éclate ce qui deviendra la guerre de Trente Ans. « Roulant ça et là dans le monde », comme dira le Discours de la méthode, il visite l’Italie qui ne lui plaît pas – trop chaud – et passe une première fois par Paris, où l’on soupçonne ce cavalier venu d’Allemagne d’être, soit un libertin qui ne croit en rien, soit un rose-croix1.

Loin d’être un « Invisible », lors d’un séjour ultérieur un peu long (1625-1627), il fréquente des salons littéraires, comme celui de Guez de Balzac, ou mondains comme celui de Mme de Rambouillet, et des cercles scientifiques, où il rencontre celui qui le représentera fidèlement à Paris, le père Mersenne, de l’ordre des Minimes, près de la place Royale. Il se serait même battu en duel pour une belle. Il loge alors rue du Four, « Aux trois chapelets ». C’est à cette époque que le cardinal Pierre de Bérulle, qui vient de fonder en 1611 la congrégation de l’Oratoire, est frappé, lors d’une réunion rue Saint-Honoré, par la puissance d’argumentation de Descartes et l’incite vivement à poursuivre ses études de philosophie. Il voit en lui un soldat de la vraie foi.

Mais Descartes préfère, en 1628, s’établir en Hollande et échapper ainsi à l’aigre censure des aristotéliciens de la Sorbonne et des jésuites du collège d’Harcourt. S’il publie en 1641 ses Meditationes de prima philosophia chez un éditeur parisien, ce n’est qu’en 1644 qu’il consent à revenir dans la capitale. Il s’installe rue des Écouffes, dans le Marais, de mai à novembre, pour y faire, en quelque sorte, la promotion de son ouvrage. Il n’est plus un inconnu, il jouit d’une « honnête notoriété », ses Meditationes, en latin, sont traduites en français par le duc de Luyne et les Objections qui les accompagnent, rédigées en français, sont transcrites en latin par Clerselier.

En 1647, nouveau séjour à Paris, de juin à novembre, ; il loge peut-être, si l’on en croit une plaque, au n° 14 de la rue Rollin (5e arr.), où il aurait eu, dit son premier biographe, l’abbé Baillet, « une espèce d’établissement ». Il espère toucher une pension de 3 000 louis d’or que le jeune roi vient de lui accorder et qu’en fait il ne recevra jamais. Surtout, le 23 septembre 1647, il va rencontrer chez lui, rue Brisemiche (près du cloître Saint-Merri), un jeune savant fort malade, Blaise Pascal, qui tente de le convaincre par des raisons expérimentales de l’existence du vide. En vain. Descartes n’admet tout au plus qu’une « matière subtile ». Comme dira une des « femmes savantes », « le vide à souffrir me semble difficile ». Descartes ressortit fort fâché de cet entretien, et, quand il repartit avec Roberval, « ils se chantèrent goguette » dit malicieusement Jacqueline, la sœur de Pascal, dans son récit. Mais il a tout de même recommandé à Pascal l’expérience décisive du Puy-de-Dôme.

Descartes revient en mai 1648, sans enthousiasme. Il loge non loin du Louvre, près du couvent des Théatins (quai Voltaire) : « Cet air [de Paris], écrit-il en mai 1648 à Chanut – me dispose à concevoir des chimères au lieu de pensées de philosophes ». En outre la Fronde éclate, avec la « journée des Barricades », le 26 août : une journée insurrectionnelle lors de laquelle le peuple de Paris contraint Anne d’Autriche à libérer les parlementaires emprisonnés par Mazarin ; « une conjoncture d’affaires que toute la prudence humaine n’eût su prévoir », écrit-il à la princesse Élisabeth. Déçu et inquiet, Descartes s’enfuit. Il quittera la Hollande l’année suivante pour la Suède. Il y meurt de pneumonie en déférant aux ordres d’une reine des Neiges, Christine de Suède, qui voulait des leçons de philosophie très tôt le matin…

Descartes cherche, pour méditer, la paix, le calme, l’absolue tranquillité, soit dans la solitude de la province, soit dans l’anonymat des grandes villes où chacun ne se soucie que de ses propres intérêts. « Dans cette grande ville où je suis [Amsterdam] (…) – écrit-il à Guez de Balzac le 5 mai 1631 – chacun est tellement attentif à son profit que je pourrais y demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple [dans la foule]. » Mais sa doctrine est au contraire celle d’une recherche collective de la vérité, elle se fonde sur l’universalité de la raison et le partage des arguments. Que reprochait-il aux Parisiens ? « Aucun d’eux – écrit-il à Chanut le 31 mars 1649 – n’a témoigné vouloir connaître autre chose de moi que mon visage ; en sorte que j’ai sujet de croire qu’ils me voulaient seulement avoir en France comme un éléphant ou une panthère à cause de la rareté, et non point pour y être utile à quelque chose ». Par une étrange ironie de l’histoire, si son corps se trouve probablement à Saint-Germain-des-Prés, on a longtemps exposé son crâne au Musée de l’homme, comme si on avait voulu y trouver la clef de cette pensée fondatrice.


  1.  Françoise Hildesheimer, Monsieur Descartes. La fable de la raison. Flammarion, 2010, p. 116.

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