Le double jeu de M. H.

En 1933, un philosophe allemand tenu pour l’un des plus importants de sa génération est nommé recteur de son université et sert ainsi le pouvoir nazi. Un an après, il abandonne ce poste et ne prend plus aucune position politique. Après 1945, il refuse obstinément d’avoir le moindre mot de condamnation pour le nazisme, se contentant de laisser entendre que l’année du rectorat aurait été une « grosse bêtise » après laquelle il serait plus sage de se taire.


Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah : Les Cahiers noirs. Trad. de l’italien par Guy Deniau. Seuil, 380 p., 24 €

Guillaume Payen, Martin Heidegger : Catholicisme, révolution, nazisme. Perrin, 616 p., 27 €


Sur la base de ces faits connus d’emblée et que personne n’a contestés, plusieurs positions ont été défendues. Il s’agit d’abord de savoir si l’on doit ou non distinguer le penseur du citoyen. Si une telle distinction paraît commode et intellectuellement satisfaisante, elle n’entraîne pas une conclusion univoque. On peut en effet se demander ce que vaut la profondeur de la réflexion philosophique si elle est compatible avec un tel aveuglement sur une réalité politique que d’autres, qui ne se prétendaient pas le plus grand philosophe du siècle, avaient bien évaluée. Et si ce n’est pas par aveuglement qu’il a commis cette « grosse bêtise », faut-il l’expliquer par l’arrivisme de celui à qui l’on offre un poste envié, par le manque de caractère ou le conformisme du citoyen, par la frustration de l’universitaire, la naïveté de l’intellectuel apolitique qui ne perçoit pas immédiatement le rôle que le nouveau pouvoir lui fait jouer ? Les sectateurs, ceux qui ne veulent pas que l’on touche à leur idole, préfèrent ne pas entrer dans le débat, mais ce qu’ils laissent entendre est quelque chose de cet ordre. Il leur est aisé, en outre, de nommer d’illustres penseurs qui n’ont pas fait preuve de plus de courage ou de lucidité. Ils ne se privent pas de rappeler que Sartre a passé l’année universitaire 1934 à Berlin sans paraître remarquer la lourdeur de l’atmosphère. En dernier ressort, il leur est loisible d’évoquer ceux que le stalinisme a séduits.

L’argument toutefois se heurte à une difficulté troublante : comment expliquer ce silence buté après 1945 ? Il était audible à ce moment-là de faire valoir qu’en 1933 on pouvait s’illusionner sur les promesses d’un régime qui ne s’était pas encore engagé dans l’extermination. Avant de conclure que « le pardon est mort dans les camps », Jankélévitch avait posé cette question : « Nous ont-ils jamais demandé pardon ? ». Le grand philosophe allemand qui a accepté de servir le régime avant 1934 avait peut-être « honte » de son attitude d’alors, comme il l’a écrit à Jaspers ; il est choquant qu’il n’ait pas songé après 1945 tout simplement à demander pardon. Ce n’est pourtant pas faute qu’on l’en ait prié. Au lieu de quoi, il écrit dans ses Cahiers noirs : « 1807 : la Phénoménologie de l’esprit ; 1867 : Le Capital ; 1927, Être et Temps. » De celui qui se fait une aussi haute idée de lui-même, comment ne pas attendre qu’il ait un mot pour les victimes du régime nazi ?

D’où le soupçon que le recteur de 1933 aurait en réalité ressenti de véritables affinités avec ceux qu’il servait. Et revient la question : qui est en cause ? l’homme privé (avec, bien sûr, le rôle néfaste de l’épouse) ? le citoyen ? le philosophe ? Question que l’on peut poser sous une forme plus brutale : est-on en présence d’une philosophie nazie ? Et, à supposer que l’on réponde par l’affirmative, comment peut-on associer les deux mots « philosophie » et « nazisme » ?

Certains ne s’en étonnent pas, qui considèrent toute la philosophie comme une entreprise vaine, voire dangereuse. Inutile d’argumenter : ils tueront Socrate chaque fois qu’ils en auront l’occasion. D’autres, qui reconnaissent l’intérêt de la démarche philosophique, contestent celle de l’auteur d’Être et Temps, à laquelle ils opposent une orientation qui leur paraît plus rationnelle, que ce soit celle de la philosophie anglo-saxonne inspirée des Autrichiens ou celle, bien allemande mais francfortoise, qui partage la détestation d’Adorno pour ce que celui-ci qualifie de « jargon de l’authenticité ». Dans une de ces perspectives, on n’hésitera pas à voir dans la compromission avec le régime nazi la preuve que cette manière de philosopher a quelque chose de malsain : si elle ne conduit pas forcément à de telles prises de position, elle va pour le moins de pair avec un défaut de lucidité politique.

Ceux que cette compromission touche le plus sont les lecteurs qui prennent suffisamment au sérieux l’œuvre philosophique de celui qui fut recteur de Fribourg en 1933 pour être troublés qu’un penseur de cette envergure ait pu n’avoir aucun mot pour les victimes de l’extermination. On lit Être et Temps ainsi que toutes les œuvres qui étaient publiées lorsque mourut leur auteur ; on les trouve passionnantes et l’on s’inquiète : ne suis-je pas en train de succomber au charme d’un nazi ? Il paraît étrange qu’un penseur aussi exigeant ait pu ressentir la moindre affinité avec des idéologues dont la médiocrité intellectuelle était flagrante. Il faut toutefois reconnaître que plusieurs, qui n’étaient ni des médiocres ni des arrivistes, se sont laissé prendre et, pour certains, bien après la première année. Donc on relit ces livres et l’on n’y trouve toujours rien de scandaleux, pas le moindre mot antisémite. Même dans les étymologies douteuses et les traductions fantaisistes, dans l’irritant dépeçage des mots d’Héraclite ou de Parménide, dans le recours systématique aux éditions les moins éclairées, on peine à trouver la moindre affinité avec l’ordre nouveau prôné par la révolution national-socialiste. L’éventuelle traduction politique de cet antimodernisme de principe est plutôt attendue du côté de l’académisme conservateur.

Et puis on se souvient que Jean Beaufret, qui consacra tant d’énergie et d’intelligence à faire connaître cette œuvre en France, avait été résistant sous l’Occupation ; que René Char, qui fut l’ami des dernières années, avait eu un rôle de premier plan dans la Résistance ; que certains de ceux qui défendirent, sinon le penseur, du moins sa pensée, se proclamaient juifs. On savait d’ailleurs qu’à plusieurs reprises ce mandarin s’était défendu avec vigueur contre l’accusation d’antisémitisme, et pas seulement devant ses maîtresses juives. Bref, l’argument de la « grosse bêtise » semblait crédible et l’on pouvait s’autoriser à contester tel ou tel aspect de ce qu’avait écrit cet auteur, qui n’était différent des autres que par la hauteur de ses vues.

Et voici que cette vision des choses est remise en question par une étonnante décision de celui-là même qui avait expliqué par la honte son silence de l’après-guerre : planifiant la publication post mortem de ses œuvres complètes, il exige que celles-ci se concluent sur un ensemble de livres dans lesquels il revendique un mode de pensée marqué par un antisémitisme qui, loin d’être un « détail », apparaît comme un thème central. Par ce choix éditorial, il projette sur la totalité de son œuvre une « lumière » nouvelle qui appelle réflexion. Le moins que l’on puisse dire est qu’en ajoutant cette œuvre ésotérique à celle qu’il avait livrée de son vivant, le grand penseur a joué un double jeu, et pas uniquement devant le lecteur lambda : il aurait donc menti même à Beaufret et à Char sur ce qu’il tenait pour une dimension essentielle de son « chemin de pensée » ! Et si lui ne leur a pas menti, alors ce sont eux qui, éblouis sans doute, ont…

Sur la base des discours de l’époque du rectorat, on a pu parler d’une « introduction du nazisme dans la philosophie », face à laquelle il restait possible de jouer des artifices de la traduction pour euphémiser les propos douteux, quand l’auteur ne les avait pas gommés lui-même à l’occasion d’une réédition. Et voici que l’on passe du soupçon à la revendication. Reste à évaluer ce que cela change.

En ce qui concerne le personnage lui-même, tout devient très clair : certes, à sa manière qui n’était pas celle des brutes en uniforme noir, il a adhéré au national-socialisme. Et pas seulement, comme il le prétendait après la guerre, pour avoir cru en la révolution annoncée, avant de déchanter devant la violence exterminatrice à laquelle le régime peu à peu se réduisit. Son adhésion a été profonde et continue, même si l’on ne peut lui reprocher d’en avoir tiré un profit matériel. Il y croyait vraiment, et c’est peut-être pire que s’il n’avait été qu’un opportuniste intéressé.

Mais en ce qui concerne le philosophe ? Que change l’apparition de cette œuvre parallèle insoupçonnée ? Autant on pouvait considérer que comparer Être et Temps et la somme théorique d’un Alfred Rosenberg revenait à faire un honneur indu à l’auteur du Mythe du XXe siècle, autant il est indéniable que les œuvres révélées depuis peu relèvent d’une inspiration parente. On n’est pas à côté comme un compagnon de route, on est au-dessus : le nazisme politique apparaît comme une forme dégénérée de cette pensée. L’écart est comparable à celui qui sépare la politique stalinienne de la pensée de l’auteur du Capital. Dans les deux cas, les différences sont évidentes, on n’est pas à la même hauteur, mais c’est aussi que les uns pensent tandis que les autres agissent, et l’action est toujours simplificatrice, plus brutale que la pensée.

Cela reconnu, on peut se demander comment il a été possible à un authentique philosophe de donner dans ce qui nous apparaît après coup comme une monstrueuse aberration. C’est à cette interrogation que Guillaume Payen consacre sa biographie, à laquelle il donne pour sous-titre « Catholicisme, révolution, nazisme ». Il montre bien comment le fils de sacristain a pu être marqué par son enfance catholique, ces journées scandées par les cloches de l’église Saint-Martin qui l’ont mené au séminaire et au noviciat de la Compagnie de Jésus. Invité à présider la fête locale en l’honneur d’Abraham a Sancta Clara – grande figure de l’antisémitisme catholique du XVIIe siècle –, l’étudiant de vingt ans y fait montre d’un brio qui impressionne la presse locale, pour défendre un antimodernisme vigoureux. Séjournant ensuite à Berlin, le jeune homme s’épouvante des horreurs de cette Babylone moderne. Mobilisé dans le service météorologique, il est en position de se dire que la guerre peut purifier la société, quoiqu’elle n’ait « pas encore été pour nous assez terrible ». Au fil de six cents pages, nourries de trois mille notes renvoyant en particulier à des correspondances, Payen décrit aussi précisément qu’il est possible l’évolution de ce catholique conservateur vers son approbation de la révolution national-socialiste et cet antisémitisme tellement enraciné en lui que même la découverte de l’extermination ne pourra le lui faire abandonner.

Autant dire qu’un tel livre est précieux pour qui veut comprendre celui qui aura été l’un des philosophes les plus influents du XXe siècle. L’ouvrage de Donatella Di Cesare s’attache moins au destin de cet homme singulier qu’à la pensée de ce philosophe qui voit le sommet de son œuvre dans un « antisémitisme métaphysique ». Il est clair en effet que, même s’il est issu de celui des chrétiens, revendiqué par Luther et dont on trouve des traces chez Kant et Hegel, cet antisémitisme s’en distingue tout autant que du racisme biologisant des propagandistes nazis. Le juif des Cahiers noirs n’est ni celui qui s’obstine à refuser le christianisme, ni celui dont l’apparence physique serait celle des diables sculptés sur les porches des cathédrales. L’auteur d’Être et Temps ne se dit plus catholique et il est bien au-dessus des vulgarités du racialisme. « Son » juif est pensé dans le cadre de la « différence ontologique de l’être et de l’étant ». Depuis Abraham, l’histoire du peuple juif est placée sous le signe de l’exil ; le juif est donc toujours étranger où il est, même s’il se dit assimilé – ce qui ne le rend que plus dangereux. Voilà pourquoi il incarne « l’oubli de l’être », et l’on doit lui faire grief de la métaphysique, de la technique, de la modernité calculatrice et ratiocinante. Bref, il est l’ennemi par excellence, faute d’être enraciné dans une terre sur laquelle sonnent les cloches de l’église Saint-Martin et de parler allemand depuis des millénaires. Ce n’est pas là le discours qu’un orateur politique adresse à des foules subjuguées, c’est bien la suite logique des thèses du grand penseur, les ultimes conséquences d’analyses énoncées dans les œuvres publiées de longue date. Peut-être une montée aux extrêmes, mais certainement pas quelque chose de contradictoire.

Ravageur du fait même de sa rigueur intellectuelle et de la hauteur de son ambition, le livre de Donatella Di Cesare ne passionnera pas les seuls lecteurs de ce philosophe majeur. En montrant comment une pensée puissante peut se rapprocher de l’idéologie nazie dans ce qu’elle a de plus répugnant, il alerte sur le péril où nous demeurons de nous laisser prendre à des modes de pensée analogues, que nous ne reconnaîtrions pas pour tels parce qu’ils s’exprimeraient sous des formes plus présentables que les hurlements de Hitler. Il n’est pas sûr que l’ordre noir soit si éloigné de nous.

Loin donc de nous dispenser de lire cet auteur qu’il suffirait de rejeter d’un revers de manche, Di Cesare nous incite à le relire de près, pour comprendre comment cela est possible, par quels raisonnements. Elle insiste, en conclusion, sur le fait que ce fanatique des racines feint d’ignorer en quelle langue a été écrite la Bible. Il a oublié l’existence même de la langue de ceux qui auraient « oublié l’être ». En guise d’ironique petite vengeance, on peut bien, le temps d’un article, oublier son nom à lui.


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