Tsvetaeva arrache la porte

C’est une première, et c’est colossal : en bilingue, toute la poésie lyrique de Tsvetaeva, soit quelque mille cent soixante-dix poèmes « brefs » (« lirika », en russe) alors même que cette dénomination écarte ce qu’on désigne, toujours en russe, par « poèmes », une forme poétique longue, dont les plus connus dans l’œuvre de Tsvetaeva sont le Poème de la Montagne et le Poème de la Fin1, probablement à l’origine de sa fortune critique en France.


Marina Tsvetaeva, Poésie lyrique (1912-1941). Édition bilingue. Trad. du russe, préfacé et annoté par Véronique Lossky. Éd. des Syrtes, 2 vol., 928 et 830 p., 20 € chacun


Marina Tsvetaeva (1911) © Max Voloshin

Marina Tsvetaeva (1911) © Max Voloshin

La poésie ne se lit pas à la tonne et on n’entre pas d’emblée dans ces deux gros volumes sur papier bible. Leur poids même les défend, malgré un appareil critique réduit au minimum : de brèves situations biographiques en tête de chacun des ensembles. Il faut donc apprivoiser cette somme, chercher une entrée. À chacun la sienne. La clé pour moi a été une discrète note de bas de page signalant l’existence d’une épigraphe au Deuxième Cahier (seconde partie du recueil Après la Russie) dans l’édition de 1923. On n’écoute jamais suffisamment ce que disent les épigraphes. Celle-ci est une citation de Montaigne, en français : « Souvienne-vous de celui à qui, comme on demandait à quoi faire il peinait si fort en un art qui ne pouvait venir à la connaissance de guère de gens — “j’en ai assez de peu”, répondit-il. “J’en ai assez d’un. J’en ai assez de pas un” »2. Il faut croire que cette phrase de Montaigne a fait mouche dans l’univers mental de Tsvetaeva, puisque (signale encore la même note) elle s’en sert encore une fois, en 1926, comme épigraphe de son essai Le Poète et la Critique. Et l’épigraphe ainsi réitérée devient cri : sous une apparente et fière revendication de la solitude, ou simplement même son acceptation, perce paradoxalement une douleur si vraie et si tragique d’être sans interlocuteur (selon le mot de Mandelstam) qu’elle nous lave de notre indifférence. D’un seul coup la porte est arrachée, comme le dit le titre splendide que Georges Nivat a donné à sa préface.

Un double impératif a guidé l’énorme travail de Véronique Lossky. Le premier, donner les recueils complets dans l’ordre de leur publication, ou de leur achèvement pour ceux qui n’ont pas été publiés. Souvent, et pour des raisons compréhensibles, éditeurs et traducteurs ne peuvent offrir aux lecteurs français que des sélections. Mais, d’un poète comme de tout autre écrivain, il est nécessaire de présenter le travail tel qu’il est sorti de ses mains. Un recueil est un tout construit. Donne-t-on des bouts de chapitres d’un roman, sinon dans les anthologies pour lycéens ? Un lecteur qui croit connaître Tsvetaeva fera des découvertes : tout se met en place. Il ne s’agit pas d’un déroulement biographique, mais d’une évolution créatrice. L’œuvre se construit dans le temps et déploie son ampleur, c’est un corps entier vivant qui bouge.

Le deuxième impératif – celui de ne pas sacrifier les très nombreux poèmes non inclus dans les recueils – complique l’affaire. Après chaque titre, Véronique Lossky a donc regroupé ces poèmes écartés, suivant leur datation (dès 1912, Tsvetaeva date ses poèmes et compose ses livres grosso modo selon l’ordre chronologique). La matière est si complexe que le simple souci d’éviter les doublons représentait un casse-tête. Par exemple, ne figure pas un recueil préparé par Tsvetaeva à son retour en URSS, car tous les poèmes apparaissent déjà ici à leur place chronologique3. Autre complexité : pour le second volume, le nombre des poèmes restants était si considérable que Véronique Lossky ajoute à l’ordre chronologique un ordre thématique (« Les gens. L’entourage » et « Lieux de vie »). Enfin, en léger décalage par rapport à l’ordre chronologique, et pour la première fois traduits en entier, les Poèmes à la Tchécoslovaquie (1937-1939) constituent le point d’orgue : Elsa Triolet en 1968 et Henri Deluy en 2004 avaient fait le même choix. C’est dire que tous les traducteurs ont bien entendu ce que disait Tsvetaeva.

Les œuvres rassemblées charrient inévitablement des scories. Extraits de deux livres, publié en 1913 (Tsvetaeva a vingt et un ans), alors même qu’il est le résultat d’un élagage féroce de ses premiers recueils, n’évite pas les naïvetés, de même que certains poèmes d’avant la guerre et la Révolution. La poésie de Tsvetaeva, comme celle de ses contemporains russes, est la rencontre d’une voix et d’un bouleversement historique. Au départ, elle a le bronze — le goût des mots et de leur sonorité –, l’histoire va vite se charger de lui offrir le battant.

Le mot russe « lirika », dans sa connotation française, colle à l’œuvre, toute d’émotion, et transformation de l’émotion en sursauts, en ruades, en décharge d’énergie. Ce n’est pas une poésie difficile, il faut seulement s’habituer à sa voix pour suivre sa pensée, qui procède de ressauts en ressauts, par approches successives, chacune étant comme une prise pour assurer la suivante (exactement comme Tsvetaeva vit ses amours) : une escalade pour atteindre par ses mots le trop qui l’habite. Sa poésie est toute entière voix parlée, une voix brève, hachée, saccadée, spasmodique — d’où (ce qui la fait reconnaître entre mille et lui donne bizarrement une parenté avec l’écriture de Céline) ses ellipses de syntaxe, ses courts-circuits de sens, le martèlement de sa ponctuation : décalque de son souffle, de sa respiration, son « respir » selon le mot dont se servait Ronsard. Il s’agit donc de physiologie. Et peut-être est-ce une caractéristique particulière à Tsvetaeva, non de suivre sa physiologie (on y est bien tous obligés) mais de ne se fier qu’à elle : une adéquation absolue entre son être vivant et ce qu’elle écrit, aussi bien en poésie qu’en prose. Véronique Lossky, dans une conférence donnée lors de la parution du livre, disait que ce qui l’a attelée à cette entreprise c’est la véracité de Tsvetaeva : par cet instinct qui fait que devant une personne on ressent si ses paroles, ses écrits, son être même, sont, ou ne sont pas, trompeurs, falsifiés, manipulateurs. À Tsvetaeva, trop réactive, trop impulsive, la falsification est physiologiquement impossible. Elle est sans arrière-pensées. Elle tire à vue, et quand elle met dans le mille ce sont des balles explosives. Quatre-vingts ans après, un poème comme « Les lecteurs de journaux », écrit à Paris en 1935, est imparable. Parmi tant d’autres.

Véronique Lossky, pour son volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui », en 1990, avait choisi de réunir un ensemble de traducteurs. Pour cette édition, elle fait le choix inverse : tout Tsvetaeva à travers une seule voix. Un tour de force. D’autant que la traduction est un travail de Pénélope, jamais satisfait — Véronique Lossky ici même propose des variantes à des poèmes qu’elle a déjà traduits. Tout lecteur de la poésie non francophone est habitué à la polyphonie des traductions : cela reconstitue une sorte d’hologramme des poètes en français. Et chacun cherche ce qui s’adapte le mieux à lui. « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre… »4. À cause de son accentuation à peine marquée, la langue française a une grande finesse mélodique et elle n’impose rien. Elle est transparente à l’être : aux poètes, partant aux traducteurs, et même en fin de compte au lecteur, de l’habiter chacun de son propre phrasé, son « rendu émotif » selon le mot de Céline5, si bien adapté au cas de Tsvetaeva — un tohu-bohu qui transcende ses traducteurs. Oui, elle « arrache la porte ».


  1. Traduits par Ève Malleret en 1984 (L’Âge d’Homme).
  2. Livre I, chap. XXXIX des Essais, p. 279 dans l’édition Garnier.
  3. Traduit par Véronique Lossky en 2012 aux éditions des Syrtes, sous le titre Mon dernier livre.
  4. Proust, Le Temps retrouvé.
  5. cf. Céline, Lettres, pp. 492, 880 et 900, Bibliothèque de la Pléiade.

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