Zabolotski : un oubli réparé

Voici un précieux volume qui rassemble des poèmes, quelques lettres et le récit d’une arrestation par l’intéressé même : Nikolaï Zabolotski (1903-1958), poète russe, encore peu connu du lecteur français, mais considéré dans son pays à l’égal des plus grands. Ni chantre du régime, ni vraiment opposant : seulement poète. Avec toute la solitude et l’environnement méfiant que cela lui valait. Et toute l’exigence que cela aussi à ses yeux impliquait.


Nikolaï Zabolotski, Le Loup toqué. Trad. du russe par Jean-Baptiste Para, La Rumeur Libre, 218 p., 18 €.


À la différence des autres grands poètes russes du XXème siècle, Zabolotski n’a connu de vie littéraire que celle de l’Union Soviétique. Sa liberté d’écriture n’en est que plus surprenante. C’est sa liberté de vie. A dix-sept ans, il quitte Kazan et sa famille pour aller se former à Moscou (1920) puis Pétrograd (1921). Il lit les poètes de l’Âge d’Argent (début du XXe siècle russe). En 1926, il fait la connaissance de Daniil Harms : le bref épisode des Obérioutes commence. Les Obérioutes (Bakhteriev, Harms, Oleïnikov, Vaguinov, Vvendenski, Zabolotski) sont des écrivains de l’humour et de l’absurde. Ils chercheront un abri dans la littérature pour enfants où la fantaisie passe mieux.

Mais les années trente en URSS et la fantaisie cela fait deux. Les Obérioutes vont connaître vite la répression. Zabolotski finit par être arrêté pendant la Grande Terreur, en mars 1938. On lui reproche, entre autres, la publication dans la prestigieuse revue de Léningrad, Zvesda (L’Étoile), d’un long poème sur le mode ludique : Le Triomphe de l’agriculture (1930). Or, en 1930, l’agriculture en Union Soviétique, comme on le sait, n’est rien moins triomphante : Staline entreprend de détruire la classe paysanne dans ce qu’elle a de plus actif et de plus laborieux. La disette, la famine règnent. La situation intellectuelle n’est pas à l’humour. Zabolotski semble peu s’en soucier et réitère en 1931 avec Le loup toqué (littéralement Le loup privé de raison : « biézoumnii » en russe). Comme pour Le Triomphe de l’agriculture, ce poème peut très bien être tenu pour ce qu’il se donne : un simple jeu verbal avec un loup privé de raison, mais dans le contexte des années trente en URSS, dès le titre même, cela en dit suffisamment. Zabolotski trouve une terre d’accueil dans la presse contrôlée par Nikolaï Boukharine alors que la disgrâce de celui-ci déjà se profile.

Arrêté, torturé, condamné à cinq ans de camp, Zabolotski ne sera libéré qu’en 1944. Il ne peut revenir à Moscou que deux ans plus tard. Il est réintégré dans l’Union des Écrivains. Sa poésie avait commencé à se modifier au cours des années trente : elle devient plus grave et hiératique. Elle se réfugie dans la nature mais ne reste pas étrangère à ce qui se passe : dans un de ses poème (ne figurant pas dans le choix ici présenté), Zabolotski parle des arbres qui « votent contre les crimes ». On sent, à travers les descriptions du poète, une lutte qu’il entend mener sur un plan éthique, la nature et la vie humaine dans ce qu’elle a de plus pauvre et de plus fragile venant agir de concert. Par exemple avec « L’Infortuné » (1953), « La Fille laide » (1955), « C’était il y a longtemps » (1957), dans une traduction qui restitue aux poèmes leur simplicité et leur poids d’humanisme, ou bien dans « Mort d’un médecin » (1957) qui aurait pu également figurer dans ce volume, tant cette pièce représente, chez Zabolotski, la haute expression de son art. Il est, si l’on peut dire, l’homme soviétique honnête homme. S’il ne s’oppose pas il sait, avec Valéry, que « c’est une affaire privée que la beauté », qu’une œuvre se lit d’abord pour elle-même, aussi chargée soit-elle de sens social : son intérêt demeure direct et avant de porter un témoignage, elle porte et témoigne de sa propre valeur. Seulement l’esthétique conduit toujours pour lui à l’éthique : ce n’est pas sans raison qu’il est écrivain russe.

Zabolotski ne sait que trop bien qu’il écrit et publie sous surveillance, mais il continue malgré tout d’écrire ce que sa conscience lui souffle d’écrire. Le propos et l’intention ne s’y divisent pas. Il ne s’empare pas, pour son combat, des choses et des êtres mais n’expose devant eux que le seul miroir de son âme. Le naturel des poèmes de la dernière période (on peut songer parfois à Robert Frost ou, sous un autre angle, plus probablement au Tourguénev des Poèmes en prose) défie toute censure : que reprocher à la vie même ? Il suffit d’ouvrir sa porte et ses volets pour faire rentrer le grand air de cette poésie qui renouvelle la conversation avec l’humain. Une poésie insécable. Son irréductible limpidité est un défi à la censure.

Que pourraient chercher les censeurs chez Zabolotski ? Que peut-on trouver dans l’étang pur de cette œuvre sinon l’image moirée de ce qui l’entoure, les ondes mêmes de l’existence, sinon voir et entendre ce que l’on désire de voir et d’entendre, la vie et la beauté ? Au joueur obérioute la censure a pu s’en prendre, mais à l’homme revenu des camps, sans rien autre qu’un regard et des mains pour recevoir la vie la plus simple et la plus immédiate afin de la redonner à tous ? Aux censeurs, que pouvait dire une telle attitude ? Et les censeurs en Union Soviétique se révélaient parfois de bons lecteurs, pour quelques uns même de réels amateurs et collectionneurs d’éditions rares, mises à l’index.

On était alors dans un curieux monde de Janus lettrés, policés et policiers. Citons simplement le nom de Tarassenkov, réel amateur de la poésie (et des éditions rares) de Marina Tsvétaeva en même temps que surveillant de celle-ci tout juste revenue en URSS. Ces « rédacteurs » des revues et maisons d’édition savaient ce que c’était que d’écrire et quels piège pouvait s’y renfermer. Il faut bien leur rendre cette justice : leur travail de censure témoignait de la reconnaissance d’une qualité. Ils délivraient des lettres de noblesse littéraire qui étaient en même temps des lettres de cachet. Singulier aveu d’un éloge, la censure ne fait pas qu’amputer ou supprimer une œuvre : elle en désigne avant tout la force, l’intérêt, et voulant la rejeter dans l’ombre, elle en dévoile la lumière. Dans certain milieu cultivé des « Organes » régnait ainsi une grande liberté de lecture où l’exercice de l’interdiction était d’abord, pour soi-même, de se passer de l’interdit. On pratiquait un culte tout en livrant l’idole au bras séculier. Mais que livrer de Zabolotski sans se priver de l’air qu’on respire ?

En 1965 la prestigieuse Bibliothèque du Poète (Moscou – Léningrad), dans sa grande série, lui consacre un volume. En 1983-1984, ses œuvres (poèmes, prose, correspondance) sont publiées à Moscou en trois volumes. La gérontocratie soviétique en est alors à son dernier souffle : chercherait-on de l’air ? Déjà en 1982, un choix des œuvres du philosophe spiritualiste Fiodorov avait paru à Moscou. Il est vrai que les autorités ad hoc tentèrent de rattraper cette faute, mais le mal était bien fait.

Les éditions soviétiques (1965 et 1983-1984) de Zabolotski n’ont pas repris entièrement le texte original du Triomphe de l’agriculture, paru dans la revue Zvesda. Les passages litigieux ne furent que partiellement rétablis. De même, les lettres envoyées depuis le Goulag présentent ça et là de petites mais signifiantes coupures. La déstalinisation littéraire relevait ainsi autant d’une prudence imprudente que d’une imprudence prudente. C’était la quadrature du cercle. La même revue Zvesda, décidément peu sage sous Staline (et c’est à se demander ce qui la tracassait) avait fait paraître en 1931 Voyage en Arménie de Mandelstam. C’est toujours Zvesda qui s’intéresse ensuite fâcheusement à Zochtchenko et Akhmatova… À cet intéressant désordre, car le temps en deviendrait lui-même incurable, Jdanov va remédier en août 1946. De toute façon, pas facile de tenir les consciences. La conscience est une rue qui porte le nom du propriétaire, mais tant de choses s’y passent qu’on ne contrôle pas. Il y faut la sagesse d’un Zabolotski pour qu’une aube enfin la lave.

À la Une du n° 6