Michel Onfray ou l’art du vide

Le philosophe à la mode occupe les médias comme son propre salon : il est chez lui partout où on l’invite, et on l’invite énormément. On le croit « à contre-courant », alors qu’il n’est, la plupart du temps, que contre tous ceux qui pensent, ou ont eu jadis le front de penser, autrement que lui. Ce fils d’un ouvrier agricole et d’une femme de ménage sait alimenter son automythification narcissique en s’appuyant sur ces origines modestes et, pur produit de la méritocratie républicaine, s’il n’hésite pas, à cheval sur la niaiserie, à s’attaquer à Freud comme à Sade, à Bataille comme à Leiris, il s’attache surtout à décrire longuement la « figure emblématique » dans laquelle il se reconnaît volontiers, et ce dès l’un de ses premiers livres : La Sculpture de soi (Grasset).

Moteur : introducing Bartolomeo Colleoni, le condottiere statufié à Venise, la « figure » en question. Œuvre étonnante, il est vrai, où cheval et capitaine se confondent en une détermination farouche, sorte de centaure de bronze qui, de sa présence, domine la Scuola San Marco. Et pourquoi cet endroit, précisément ? Si Onfray n’en souffle mot, je crois en connaître la raison. Tout simplement parce que le condottiere, son condottiere, s’est fait rouler dans la farine par des doges très rusés. À sa mort, Colleoni légua en effet une fortune considérable – deux cent seize mille ducats – à la république de Venise, sous condition qu’une statue équestre soit élevée pour sa plus grande gloire, face à San Marco. Bien entendu, il songeait alors à la basilique et à la place qui forment le cœur somptueux de la ville. Mais les doges, peu soucieux de rendre un pareil hommage à un soudard étranger à la cité, même si celle-ci lui devait beaucoup, encaissèrent tranquillement l’héritage et placèrent la statue devant la Scuola San Marco, piazza San Zanipollo. Le tour était joué, grâce à l’ubiquité de San Marco. Merci San Marco !

On conçoit que Michel Onfray ait préféré ignorer cette anecdote. Lui qui déverse dans le creuset du condottiere toutes les vertus qu’il cherche à promouvoir pour faire surgir une « morale jubilatoire » (je n’ai rien contre ce principe, cela va sans dire), la mésaventure posthume de sa « figure » doit lui rester en travers de la gorge. Son héros de bronze avait, tout compte fait, une bonne dose de naïveté qui me le rend plutôt sympathique. D’autant que l’image qu’en donne Onfray le rapprocherait singulièrement du fameux sandwich, haut de cinquante centimètres, qu’ingurgitait Dagobert, personnage principal de la bande dessinée Blondie, dans les années cinquante et soixante. En voici la recette, du point de vue du philosophe : entre deux tranches d’éthique et d’esthétique, on glissera de l’individualisme à haute dose, de la virtuosité, de l’aristocratie, populaire ou non, un zeste faustien, une pointe de cynisme, quatre belles parts de dandy, de samouraï, d’unique stirnérien et d’anarque jüngérien, sans compter du narcissisme flamboyant et des affinités électives en veux-tu en voilà… À s’en décrocher la mâchoire ! Au fait, s’agissait-il vraiment pour Onfray de forger une nouvelle « figure » philosophique, ou bien de se livrer à une sorte d’autoportrait idéalisé ? Oui, vous avez gagné !

Après ce petit rappel des origines, et sans vouloir m’attaquer frontalement à toutes les détestables complaisances politiques envers l’extrême droite, ni à toutes les inepties pseudo- philosophiques que le petit prince des médias s’efforce de distribuer généreusement au bon peuple (voir plus haut), sachant de plus que ce travail est déjà bien réparti entre ses nombreux adversaires aux aguets, experts divers, universitaires pointilleux ou polémistes aiguisés, je souhaite mettre l’accent sur certaines de ses tentatives d’intervention sur le plan esthétique, rien ne pouvant décidément échapper à la verve « contestatrice » qui l’agite en permanence. Ce n’est pas triste, vous allez voir, et semble pourtant avoir été négligé, à tort, par la critique !

Premier exemple. Sous le titre Métaphysique des ruines, Michel Onfray publia, en 1995 (1), un ouvrage consacré à Monsù Desiderio, vous savez ce peintre à deux (voire trois) têtes qui vivait et travaillait au XVIIe siècle, sous la menace constante du Vésuve. Déjà, en 1981, Pierre Seghers avait donné à la trop tôt disparue collection « L’atelier du merveilleux » (2), une magnifique étude sur cette peinture énigmatique où un certain sens de la magie, issu de la culture méditerranéenne, se mêlait encore à la poésie, selon la tradition platonicienne. Le texte de Seghers ouvrait largement le champ aux interrogations suscitées par cette œuvre comme aux interprétations qu’elle autorisait. C’était un texte honnête, trop honnête pour Michel Onfray puisqu’il lui laissait finalement peu de place pour marquer « son » territoire. Et puis, ce Pierre Seghers n’était pas à sa mesure. Tout juste pouvait-il être considéré comme un vulgaire pourvoyeur d’informations, et pillé en proportion. Non, il lui fallait, pour s’opposer, un adversaire digne du dandysme spectaculaire qu’il affiche, quelque géant à qui faire mordre la poussière, à qui disputer sauvagement Desiderio. Ne doutant de rien, Onfray décida de se payer André Breton ! Comment ? Mais en allant faire son marché sous les voûtes de L’Art magique (3), tout simplement…

Par la malice de ce concept (douteux, d’après Onfray) d’art magique, Breton aurait regroupé « les fous, les marginaux, les illuminés et autres décalés tenants de l’irrationnel » (citons, par exemple : Bosch, Breughel, Ucello, Vinci, Piero di Cosimo, Dürer, Grünewald, Altdorfer, Holbein, Caron, Füssli, Friedrich, Böcklin, Goya, Moreau, Gauguin, Henri Rousseau, etc., et naturellement Desiderio, dans le rôle du raton laveur, excusez du peu !) et serait donc une émule du docteur Félix Sluys, cette caricature de psychiatre qui eut pourtant l’outrecuidance de sortir Desiderio de l’oubli, vers 1954 ; il (toujours Breton) compterait notre peintre au nombre des « fantastiques » (ça, c’est vraiment gonflé de la part d’Onfray, quand on sait que Breton ne cessa, sa vie durant, d’écarter délicatement le fantastique au profit du merveilleux), alors que Desiderio serait « rigoureusement classique » (c’est lui qui le dit, c’est donc rigoureusement vrai !) ; enfin, honte suprême, il (Breton, bien sûr !) aurait enrôlé ce grand classique de Monsù sous la bannière surréaliste !

Je ne vais pas m’amuser ici à prendre la défense de Breton face à ce bretteur de pacotille, ce serait inutile : ils ne combattent pas dans la même catégorie. Quelques remarques, simplement. Michel Onfray écrit ceci : « Or, la magie, telle que l’entend André Breton, c’est ce qui permet à une œuvre de réengendrer à quelque titre la magie qui l’a engendrée. Étrange formule qui, au-delà du simple jeu verbal, donne à imaginer qu’il pourrait exister un art échappant à cette logique. Car, à cette aune et selon ces principes, tout art n’est-il pas magique ? » Voici ce que Breton a vraiment écrit, en pensant à Novalis : « Si l’on veut éviter que les mots « art magique » prêtent à une extension illimitée (puisqu’ils font, par un côté, pléonasme), on sera conduit à ne retenir ici comme art spécifiquement magique que celui qui réengendre à quelque titre la magie qui l’a engendré. » On le voit, Michel Onfray, non seulement se fabrique une citation sur mesure, mais de plus se sert d’une idée avancée par Breton lui-même (le pléonasme) pour tenter de le mettre en contradiction avec celle-ci !

Quant à l’enrôlement de Desiderio dans les rangs du – allons-y ! – surréalisme, rions un peu. Le peintre aux mains multiples est cité, en tout et pour tout, trois fois par Breton : la première fois parmi les œuvres frappées de déconsidération et d’oubli ; la deuxième, en rapport avec celles issues de la culture méditerranéenne ; la dernière, dans le cadre de l’enquête qui accompagnait L’Art magique. Pas une seule fois le mot « surréalisme » n’est associé, soit directement, soit allusivement, soit de toute autre manière, à la peinture ou au comportement de Monsù Desiderio ! Cette forme singulière de dévergondage intellectuel qui consiste à prêter à quelqu’un des intentions qu’il n’a jamais eues à seule fin d’imposer, par effet de contraste, ses propres élucubrations, est particulièrement méprisable. C’est le fait d’un esprit mesquin, peu sûr de lui, et pourtant bien décidé à paraître là où il s’agirait plutôt d’être. Il est vrai que Michel Onfray a tendance à confondre dandysme et hédonisme (on l’a vu) et que, prenant l’un pour l’autre, il se prend aussi les pieds dans le tapis de la confusion. Le vrai dandysme est sans affectation ; chez notre homme, au contraire, on trouve bien l’affectation, mais le dandysme est de sortie…

Enfin, dernière observation touchant au fond de l’affaire. Onfray déclare que Monsù Desiderio pratiquait la peinture « sur le mode apologétique chrétien » et en fait une sorte de boy-scout, à la solde des jésuites, combattant pour la Contre-Réforme. S’il y a bien des jésuites dans le coup (pour l’argent), et si les thèmes traités par Desiderio peuvent éventuellement relever de la Contre-Réforme, du moins tels qu’ils sont décryptés par Onfray, faut-il rappeler à notre intrépide hédoniste que, de même que ce n’est pas la colle qui fait le collage, ce n’est pas le thème qui fait le tableau, mais la manière de le traiter, de le pervertir, voire de le trahir absolument. La peinture de facture religieuse ne regorge-t-elle pas d’exemples en la matière ? Peut-être, d’ailleurs, la lumière a-t-elle frappé l’auteur sur le tard puisqu’il termine son livre ainsi : « tant qu’a duré mon voyage en compagnie de Monsù Desiderio, sur la scène tragique de ses fictions magiques (tiens, tiens !), j’ai plutôt connu les joies de qui brûle pour ne pas avoir à périr trop tôt consumé ». Amen !

Après s’être frotté à Breton et à Desiderio, en y laissant quelques plumes, ce vaillant auteur de plus de quatre-vingts livres, décida un jour que l’art contemporain méritait bien de sa part un petit coup de gueule. Marcel Duchamp lui servira de tremplin pour cela. Voici donc un Manifeste pour une esthétique cynique, chez Grasset, en 2003. Attaque accrocheuse : « Le continent de l’art classique a sombré telle une Atlantide engloutie par une révolution d’un genre volcanique […] La cause de cette explosion, le nom propre de ce séisme ? Marcel Duchamp », précise-t-il d’emblée. À vrai dire, nous le savions déjà ! Mais Onfray va plus loin, et formule un rapport d’identité assez radical : « Duchamp est aux beaux-arts ce que Nietzsche est à la philosophie […] Les deux figures marquent une révolution chacune dans leur domaine, Nietzsche en condottiere [tiens, le revoilà !] artiste, Duchamp en philosophe nietzschéen. Avant et après eux, la pensée, l’action s’envisagent différemment […] Duchamp assassine le beau en soi tel Nietzsche qui porte la main sur Dieu. Et le cadavre embarrasse… ». Bon. Il y a du vrai dans tout cela. Voyons encore. Pour éliminer le cadavre en question, Onfray propose d’abord de faire le ménage : « Raréfier le conceptualisme ; restaurer la catharsis comme moyen, non comme fin en soi ; dépasser l’égotisme autiste ; combattre la fétichisation de la marchandise ; en finir avec la religion de l’objet trivial ; abolir la promotion du kitsh ; rompre avec la passion thanatophilique ». Ce grand nettoyage de printemps fait circuler un peu d’air frais dans un paysage désolé. Mais les moyens ?

En assassinant le « beau » en tant que tel, Duchamp ouvre la porte au « sens », rejoignant ainsi, quelques siècles plus tard, la cosa mentale de Vinci. De plus, en s’emparant de l’objet industriel, en le détournant de sa fonction purement utilitaire, il lui fournit une identité nouvelle et l’investit de pouvoirs infinis. Stéphane Hessel, ce diplomate en forme d’honnête homme, fit un jour une déclaration lumineuse : « Le message du ready-made, c’est que l’acte par lequel l’objet le plus quelconque est posé comme œuvre est un acte de foi dans l’imaginaire inlassablement disponible. »

En deux coups de génie – le rôle du « regardeur » et la révolution du support –, Duchamp ouvre toutes les portes à tous les possibles ; s’il ne vient pas de « tuer » l’art, contrairement à une idée reçue, il bouleverse définitivement le « rapport à l’art ». Le problème est de faire en sorte que le « pire » ne profite pas de la situation pour occuper le terrain ! Dans un premier temps, le travail de Michel Onfray va consister à déboulonner les fausses idoles, à effacer les fausses valeurs, à ridiculiser les faux prophètes. Ainsi, l’on voit successivement tomber dans le trou noir de la misère intellectuelle et artistique les Chris Burden, Michel Journiac, Pierrick Sorin, Fabrice Hybert, Joël Hubaut, Jeff Koons, Gilbert et Georges, Gina Pane et autre Zhu Yu – vous savez, celui qui fait cuire des fœtus humains mort-nés, les démembre comme on le ferait d’une volaille, puis les dévore à belles dents devant une caméra abominablement complaisante. La classe ! Mais, dans la seconde partie de son livre, Onfray, débordant d’un optimisme suspect, laisse soudain trop d’espace à ce qu’il pense être sa « vision » de l’art contemporain, ce qui l’amène à vouloir opposer directement d’autres « créateurs » à ceux qu’il vient de dénoncer, mais sur un territoire si proche que, malgré ses exploits philosophiques, il ne saurait convaincre.

Certes, la déchristianisation de la chair et de l’esprit, l’immanence païenne, un sacré non religieux, le ludique, la provocation, la subversion, le rire nietzschéen, l’humour et le sublime me conviennent idéalement, d’autant qu’ils figurent tous au programme du Grand Surréalisme, celui qui vient, contre l’air du temps bien sûr ! Observons toutefois qu’au-delà de toutes ces bonnes choses notre philosophe hédoniste semble bloqué par un rationalisme desséchant et paraît particulièrement insensible à la pensée poétique, ce qui constitue évidemment un manque très préjudiciable.

En effet, « habiter le présent » est un objectif valable seulement si cette volonté se substitue au recyclage des pratiques anciennes. Mais en quoi les cadavres exposés par Von Hagens constituent-ils un dépassement par rapport aux excès sanguinolents du Body Art et à la morbidité ambiante ? Parce que, nous dit Onfray, ils sont plastinés selon une technique inventée par l’artiste, c’est-à-dire soulagés des liquides glaireux et puants grâce à un bain d’acétone remplaçant les graisses par de la résine époxy, ce qui rend les cadavres solides, secs, bien propres, afin d’être ensuite découpés en tranches verticales pour une saine exposition en public. J’y vois, pour ma part, soit un retour au principe du bon vieil « écorché » des leçons d’anatomie soit, hélas, une triste sophistication de la thanatophilie contemporaine – dénoncée par ailleurs, on l’a vu –, en aucun cas une avancée, mais une redite sèche, dépourvue d’imagination. Rappelons à Onfray l’existence de la poupée de Bellmer, revisitant l’infini du corps féminin, et sans cadavre s’il vous plaît, et signalons-lui surtout le très contemporain japonais Yotsuya Simon, dont le travail sur les « écorchés », les « êtres-machines » et les « anges dérangés », traverse subtilement le champ poétique sans y perdre une plume, lui !

Imaginez maintenant une installation de douze mètres de long, constituée de flacons de verre, de caissons d’acier, de tuyaux serpentins et de logiciels très pointus, l’ensemble reproduisant un tube digestif qui ingère des plats préparés, les digère chimiquement, anatomiquement, biologiquement, puis défèque comme il se doit. Cette invention de Wim Delvoye fait délirer gravement Michel Onfray, qui y voit matière (!) à un abîme d’interrogations. La machine à chier, puisque c’est de cela qu’il s’agit, ouvre pour lui l’horizon du « corps faustien », la reproduction du vivant par la mécanique, et le clonage futur comme une évidence utile. Où est le gag ? À tout prendre, la « merde d’artiste », jadis vendue en boîtes par Manzoni, présentait les avantages de l’artisanat à l’échelle humaine, pratiquait la récupération écologique et illustrait, par le rire, l’énormité du point de non-retour où la « création » en était arrivée…

Soyons clair. Après une salutaire mise à sac, qu’il n’est cependant pas le seul à réclamer, Michel Onfray a donc raté l’objectif qu’il s’était fixé en tentant de s’opposer, point par point, à ceux qui le désespèrent : les « artistes » qui ont dévoyé la révolution duchampienne, en ignorant les multiples chemins de traverse que celle-ci leur ouvrait. On ne saurait trop le répéter : Marcel Duchamp n’a pas assassiné l’art, mais le rapport à l’art (voir plus haut). Grâce à lui, l’artiste dispose aujourd’hui de tous les supports imaginables pour choisir entre le vide et le sens. Encore lui faut-il avoir quelque chose à dire ! Ce qui n’est hélas pas le cas de ceux qui portent la casaque de Michel Onfray, ni de leur entraîneur à tout faire qui semble bien être tombé du côté du vide !


  1. Mollat éditeur, 1995.
  2. Robert Laffont, 1981.
  3. Phébus/Adam Biro, 1991.
Crédit pour la photo à la une : © Jean-Luc Bertini

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