Femmes et hommes à Londres après la Grande Guerre

Près d’Arras, en novembre 1920, dans un no man’s land de vieux barbelés et de tranchées, on déterre un corps. Ailleurs, dans la Somme, l’Aisne, à Ypres, se déroule la même sinistre opération. Les Britanniques choisiront ensuite parmi les quatre ou cinq dépouilles retirées de la boue celle qui, non identifiable, deviendra « le soldat inconnu » et qui, expédiée en Angleterre, aura droit à des funérailles nationales et une sépulture à Westminster Abbey. C’est dans ce contexte que s’ouvre le livre d’Anna Hope, Le Chagrin des vivants, un premier roman qui fait preuve d’une belle maîtrise de l’Histoire et de l’art romanesque.


Anna Hope, Le Chagrin des vivants. Trad. de l’anglais par Élodie Leplat. Gallimard, 384 p., 23 €


L’action se déroule sur cinq jours de novembre et se trouve rythmée par le parcours du soldat inconnu depuis son exhumation d’un champ de bataille français jusqu’à sa dernière demeure à Londres. Mais le propos d’Anna Hope ne porte pas tant sur les morts que sur ceux qui restent, et, plus particulièrement, celles qui restent, incarnées par trois femmes, victimes à la fois banales et singulières de la guerre. Il y a Ada, mère hantée par la perte d’un fils « disparu au combat », dont on apprendra seulement à la fin quel fut son destin ; Evelyn, enfoncée dans une vie « grise » de travail depuis la mort de son amoureux ; et Hettie, la plus jeune, dont le père a été emporté par la grippe espagnole et qui s’embauche comme « danseuse de compagnie » au Hammersmith Palais – « six pence la danse, six nuits par semaine ».

Leurs trois histoires font apparaître les traumatismes d’une société bouleversée par le premier conflit mondial, au cours duquel les hommes ont été mutilés physiquement et psychiquement – les femmes aussi – mais après lequel un espoir palpable ou non s’est dessiné pour elles d’acquérir une indépendance nouvelle. C’est de ce seuil historique, tel qu’il est vécu dans l’existence quotidienne et dans les esprits, que parle Le Chagrin des vivants.

La cérémonie du « soldat inconnu » – avec défilé, enterrement, dévoilement de cénotaphe – rassemble des foules immenses et donne l’occasion au roman de faire converger les méditations des personnages vers les sujets communs de la perte et de la possibilité d’un avenir. Ada, Hettie, Evelyn, ainsi que d’autres âmes perdues du roman, réagissent différemment. Evelyn, la plus pessimiste, exprime amèrement son scepticisme à l’égard du « grand spectacle » qu’offrent ces célébrations. « Et tout ça, ces funérailles, c’est supposé résoudre les choses ? », demande-t-elle ; « On arrache un corps à la terre de France et on le trimbale jusqu’ici ? Et nous, on est censés assister à ça, regarder, et verser des larmes ? » Pourtant, Hettie, à la fin du livre, emprunte une belle robe rouge et se rend au dancing du Hammersmith Palais, où son regard croisera celui d’un homme qui depuis quelque temps l’attendait.

Quant à Ada et à Hettie, ma foi, ne dévoilons rien de l’incertitude de leur sort, laissons au lecteur le plaisir de la découverte.

Le Chagrin des vivants est un beau livre, et son incursion dans le monde de l’après-Première Guerre, à la fois endeuillé mais aussi au bord du changement, appelle un parallèle avec celui d’aujourd’hui, en tout cas pour ce qui est des émotions extrêmes qu’il suscite parmi ceux qui subissent ou réagissent. Par le biais de ses trois héroïnes, Anna Hope saisit les nuances de ce moment de bascule avec une clarté à la fois savante et élégante ; la lire est un grand plaisir de l’intelligence et du cœur.


Crédit pour la photo à la une : © Catherine Hélie

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