Bond au Français

Une pièce d’un écrivain étranger, un des plus grands de la scène internationale, entre du vivant de son auteur au répertoire de la Comédie-Française, salle Richelieu. Mais La Mer d’Edward Bond, monté par Alain Françon, risque de ne pas répondre pleinement à l’attente suscitée par cet événement rare.


Edward Bond, La Mer. Mise en scène d’Alain Françon. Salle Richelieu, Comédie-Française. En alternance jusqu’au 15 juin.


Lors de la création de La Mer, dans la traduction de Jérôme Hankins (Lear suivi de La Mer, L’Arche), pour l’inauguration du Théâtre de la Cité à Toulouse, en 1998, Edward Bond parlait, à propos du metteur en scène Jacques Rosner, de « ce Français assez fou pour monter cette pièce si anglaise sur une scène française ». Aujourd’hui, il se montre trop heureux de cette nouvelle reconnaissance, dans le pays où son audience est la plus large, pour manifester le même étonnement. Surtout il témoigne toute confiance à Alain Françon qui, depuis 1992, a représenté onze de ses textes, en particulier en tant que directeur du Théâtre de la Colline, qui dirige la troupe du Français pour la septième fois. Et il ne peut l’ignorer : la décision est venue, non du metteur en scène, mais de l’administrateur général, Eric Ruf, après la réception unanime par le comité de lecture en 2011. Ce choix ne cesse pourtant de surprendre, tant cette comédie, créée en 1973 au Royal Court de Londres, semble peu représentative de l’évolution de l’œuvre, ces dernières décennies. La Mer constitue en outre un défi à la traduction, vu les différents niveaux de langues indissociables des relations de classes dans la société britannique, au début du XXe siècle ; Jérôme Hankins en a donné une nouvelle version, qui n’est pas encore publiée.

La pièce est située en 1907 dans une petite ville du Suffolk. Elle commence de manière tragique par la disparition dans une tempête de Colin, venu rejoindre sa fiancée Rose (Adeline d’Hermy), la nièce de Madame Rafi (Cécile Brune). Lors de la deuxième des huit scènes, elle semble se poursuivre sur un mode purement comique dans la boutique de Hatch (Hervé Pierre), marchand d’étoffes, fournisseur attitré de la grande bourgeoise. Mais l’irruption de Willy (Jérémy Lopez), ami inséparable de Colin, rescapé du naufrage, ramène au premier plan « la tragédie terrible ». Elle permet de dévoiler aux personnages présents le rôle de Hatch, garde-côte volontaire, de service la nuit précédente, hanté par la crainte d’une invasion, rejoint dans ses fantasmes par quelques représentants du prolétariat local. Ce mélange des genres continue, en présence de la jeune Rose toute à son deuil, lors d’une représentation de théâtre amateur, puis de la dispersion des cendres du défunt, où « la reine Victoria du coin », selon les termes mêmes de l’auteur, peine à exercer son pouvoir tyrannique sur sa dame de compagnie (Elsa Lepoivre) et les autres femmes de son entourage. Mais comédie il y a aussi grâce au semblant de dénouement heureux, à l’affirmation de sa dignité par un jeune exploité (Stéphane Varupenne), au « rite de passage vers la maturité » pour Willy, à sa fuite avec Rose, sur les recommandations de Madame Rafi, révélée, au-delà des apparences, dans un long soliloque plein de lucidité, sur les injonctions de Evens (Laurent Stocker), le vieil ermite de la plage : « La vérité vous attend, elle est très patiente, et vous la trouverez. Souvenez-vous, je vous ai dit ces choses pour que vous ne désespériez pas. Mais vous devez quand même changer le monde ».

Edward Bond associe la pièce aux souvenirs de sa cinquième année, quand, évacué en Cornouailles lors des bombardements de Londres, il découvrit la mer, mais aussi des bateaux de réfugiés coulés, « un noyé, à moitié dans l’eau, à moitié en dehors ». Malgré les résonances contemporaines, Alain Françon a évité toute actualisation. La pièce est située avant la première guerre mondiale par les costumes du grand Renato Bianchi, portés par les dix-sept interprètes, dont quatre élèves-comédiens. Edward Bond, qui aime travailler avec de jeunes compagnies et des acteurs amateurs, bénéficie ici de tous les moyens de la Comédie-Française, de la richesse de la troupe. Des rôles secondaires, celui de la dame de compagnie, ou plus encore celui du pasteur, sont tenus par de magnifiques sociétaires : Elsa Lepoivre, Eric Génovèse. Un comédien de grande expérience, Hervé Pierre, accomplit un parcours saisissant, de la maîtrise apparente à l’explosion de la folie ; mais la jeune Adeline d’Hermy impressionne autant par son absence au monde de fiancée endeuillée que dans sa métamorphose finale. Les cinq scènes d’extérieur donnent une véritable présence à la mer, permettent de contempler des ciels d’une rare beauté, grâce à la scénographie de Jacques Gabel et aux lumières de Joël Hourbeigt.

Cette magnificence a son revers ; l’exemple le plus marquant réside dans la tempête de la première scène, dont la réalisation relève d’une vraie performance, justement célébrée, mais sacrifie à l’éblouissement spectaculaire des données d’exposition nécessaires, rendues inaudibles. Le marchand d’étoffes Hatch, loin de jouer son rôle de garde-côte, répond aux appels de détresse par des injures et des menaces : « Je savais que vous alliez venir. On vous combattra, bête immonde. (…) L’armée sait que vous êtes là. Le pays entier se mobilise. On vous pulvérisera ». Dans le texte, il ne peut plus apparaître, dès la deuxième scène, comme la simple victime d’une morgue de classe, qu’il semble être sur scène. Le déchaînement des éléments est repris, à chaque changement, par des projections sur un écran de vagues transposées avec des effets d’irisation, de cristallisation, sur une musique électronique d’ambiance, très décoratifs, mais quelque peu redondants.

De façon générale, le spectacle, d’à peine plus de deux heures, donne l’impression de s’étirer, comme si même des aspects mineurs devaient pleinement être mis en valeur, devaient permettre aux interprètes de déployer leur art à chaque instant. Ainsi des morceaux de bravoure comiques, comme l’exhibition théâtrale de Madame Rafi en Orphée ou les funérailles sur la falaise, semblent prendre une place disproportionnée, dans la représentation, par le sort fait à chaque détail, au détriment des scènes sur le rivage, rendu au calme après la tempête, de leur écriture poétique, de la parole d’Edward Bond sur le monde, de son souci constant de l’humanité à préserver.

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