Zéro plus zéro plus zéro…

Un jeu à somme nulle, premier roman de l’auteur mexicain Eduardo Rabasa, est une satire dystopique qui s’interroge sur l’exercice du pouvoir selon les principes de l’idéologie néolibérale – ou ce qu’il advient lorsque l’individualisme est roi.


Eduardo Rabasa, Un jeu à somme nulle. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Chloé Samaniego. Piranha, 400 p., 23 €


Villa Miserias est le nom d’un complexe d’habitations comportant quarante-neuf bâtiments, où un homme d’affaires aux poches pleines, Selon Perdumes, est venu un jour s’installer. Rapidement, Perdumes s’est débrouillé pour contrôler la vie de tous les résidents, qu’il manipule en s’abritant derrière une démocratie de façade que régit l’élection du « président du conseil de l’unité habitationnelle », laquelle a lieu tous les deux ans. Voici le paysage du livre d’Eduardo Rabasa.

Max Michels a grandi à Villa Miserias, élevé par un père qui a déployé des trésors de sadisme pour lui enseigner qu’il fallait être fort avec les faibles et obséquieux avec les puissants. L’autre grande leçon de Michels père, c’est que le vrai se décline en versions qui n’ont d’autre valeur que celle qu’on leur accorde, et que chacun doit mettre en avant la vérité la plus profitable. Longtemps, Max a résisté, mais un jour il décide de devenir ce qu’il n’aurait jamais voulu être et de participer à ce jeu de dupes, comme pour se prouver à lui-même qu’on ne peut pas y gagner. Il se présente donc à l’élection du conseil syndical.

Le texte d’Eduardo Rabasa, qui n’est pas sans rappeler les univers d’Orwell, met en scène une sorte de dystopie miniature, en ce qu’elle est circonscrite à un complexe d’habitations. Toute dystopie s’accompagne d’une idéologie. Celle de Villa Miserias a pour nom « Le Quiétisme en mouvement », et la première statue qui vient célébrer sa grandeur représente « un homme étrangement façonné, penché vers l’avant, dans une posture d’effort intense. Il poussait des deux mains une énorme boule. L’homme évoquait le mouvement. La boule, l’inertie ». Plus tard, cette « sculpture en bronze érigée sur un socle de marbre », offerte en cadeau à chacun des dirigeants de Villa Miserias, évolue de telle sorte que « le plan sur lequel avançait le personnage s’inclinait progressivement ». Bref, l’emblème du quiétisme en mouvement, c’est Sisyphe et son rocher.

 Un jeu à somme nulle d'Eduardo Rabasa : zéro plus zéro plus zéro

Edouardo Rabasa © Rodrigo Marmolejo

Différentes critiques du fonctionnement de notre société sont à l’œuvre dans ce texte, mais l’une des plus révélatrices est celle qu’incarne G.B.W. Ponce, le fondateur et directeur de $uperstructures, un institut de sondage et d’analyse dont le slogan est : « Nous sommes là pour vous dire ce que vous pensez sans le savoir ». Grâce à l’algorithme et au questionnaire qu’il a mis au point, Ponce est capable de prédire le comportement des masses, mais aussi celui des individus, avec une marge d’erreur qui n’excède jamais ± 3,14 %. Perdumes ne peut bien évidemment pas laisser un tel talent inemployé, et c’est tout naturellement dans Misères quotidiennes, le journal de Villa Miserias, que ledit talent trouve le meilleur terrain pour s’exprimer.

En effet, pour plaire au lecteur, il faut le connaître, et donc le sonder, afin de pouvoir lui fournir les informations qu’il a envie de lire, mais également lui présenter ces informations de telle sorte qu’il pense que le monde est conforme à ses attentes. Ensuite, il faut s’assurer que chaque lecteur puisse comprendre le message véhiculé – n’est-ce pas là le gage d’une égalité bien pensée ? Pour atteindre ce louable objectif, le meilleur moyen est de simplifier la syntaxe et le lexique, de faire des articles et des phrases de plus en plus courts, pour finir par n’écrire que quelques mots (sélectionnés par l’algorithme de $uperstructures), qui résument tout ce qu’il est nécessaire de savoir sur un sujet donné. Avec une telle méthode, Selon Perdumes affirme que la ligne éditoriale de son journal répond de façon idéale aux besoins de ses lecteurs, car « il permet à tout un chacun d’approfondir autant qu’il le désire, et même de ne pas approfondir du tout ». (Rappelons qu’Eduardo Rabasa a publié son roman en 2014, et que toute ressemblance avec des personnes existantes ou des événements qui se seraient produits ultérieurement, par exemple à l’automne 2015, ne peut être que fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur).

Avec ce premier roman, Eduardo Rabasa, qui a étudié les sciences politiques et écrit une thèse sur le concept de pouvoir dans l’œuvre de George Orwell, s’avance en terrain connu. Les archétypes qu’il met en place, malgré le parti pris satirique qu’il adopte, fournissent une grille de lecture de notre société glaçante de réalisme. Villa Miserias est la réplique miniature d’une société libérale exaltant les valeurs de l’individualisme, un microcosme où l’on retrouve les différents corps qui la composent dépouillés de tout ce qui n’est pas essentiel à la compréhension de leur fonctionnement. L’armée et la police (les gardiens de la résidence), la presse (la feuille de chou du conseil syndical), les politiques (les élus du conseil), les voyous, les hommes d’affaires, l’éducation, l’art… bref, chacun des facteurs qui jouent un rôle dans l’équation complexe de notre vivre-ensemble.

Dans un monde où l’espace médiatique dévolu aux sciences sociales tend à se résumer aux émissions de télé-réalité, il n’est pas anodin de remarquer que les romanciers ont de plus en plus le réflexe (ou l’envie) d’investir ce vide, et force est de constater que la satire ou la dystopie fournissent un cadre narratif efficace à qui veut faire état des inégalités et des injustices de notre époque. Le résultat n’est pas toujours au rendez-vous (voir Houellebecq et son Soumission), mais le procédé est souvent efficace, et c’est le cas ici. L’éditeur, Piranha, qu’on hésitera désormais à qualifier de petit vu la qualité des romans qu’il publie, nous fait une fois de plus découvrir un texte remarquable, traduit avec talent par Chloé Samaniego (dans la même maison, je recommande au passage Quand on rêvait, de Clemens Meyer, tout aussi passionnant).

L’unique petit bémol que l’on pourrait ajouter concerne le titre français du livre d’Eduardo Rabasa, Un jeu à somme nulle, dont le sens ne reflète pas bien celui de l’original, La suma de los ceros, la somme des zéros. En effet, dans la théorie des jeux, un jeu à somme nulle c’est un jeu où les gains d’une partie des joueurs sont exactement compensés par les pertes des autres. C’est le cas des échecs ou du go (mais, contrairement à ce que l’on lit souvent, pas celui de la bourse). Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un jeu auquel on peut envisager de jouer, étant donné qu’il existe un espoir de gagner, fût-ce au détriment de quelqu’un. La somme des zéros, en revanche, fait référence à l’inutilité de toute action par rapport au système. Le jeu est déterminé dès le départ, et y jouer est inutile. On aura beau ajouter zéro jusqu’à la fin des temps, le résultat sera toujours le même. Rien ne change. Une parfaite illustration du quiétisme en mouvement.

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