Le Robespierre de Jean-Clément Martin

Ce Robespierre, pondéré, offre une synthèse actualisée des savoirs et des hypothèses en cours. La force de conviction de l’auteur s’emploie à ramener à un pragmatisme raisonnable nombre de traits peu élucidables.


Jean-Clément Martin, Robespierre : La fabrication d’un monstre. Perrin, 368 p., 22,50 €


Le fameux terme de « circonstances » n’est que peu présent dans cet ouvrage, tant il est lourd de passions historiographiques anciennes, mais la chose est toujours là. Peu importe que l’on tienne la guerre extérieure ou les rivalités assumées par les acteurs pour responsables des politiques suivies. Quand le contexte est mouvant, comme en révolution, le parcours est infiniment aléatoire, et c’est en cela que l’auteur accompagne d’autant mieux son personnage : il n’est pas dévoré par la vulgate des justifications qui encombrent habituellement le monde robespierriste. Jean-Clément Martin, lui, est passé par l’histoire de la Vendée et a même flirté un temps avec la passion Marie-Antoinette. Point de propension donc à l’empathie fusionnelle. Quant au refus de tout psychologisme, il est inutile de le présenter comme novateur : même le roman l’a adopté.

L’analyse des discours et des réalités contingentes sur fond de rivalités redonnent à la politique sa valeur d’élimination des uns par les autres ; dans une révolution cela prend des « formes acerbes » (la guillotine), euphémisme trouvé par Barère, cet autre grand fournisseur et fourbisseur de formules à effet. L’« année terrible », 1793, demeure bien en surplomb de l’histoire nationale. Or, l’habillage idéologique, même assumé par ses locuteurs, n’est pas toujours probant, et c’est ce que montre parfaitement ce livre, même si notre lecture est tributaire de la parole de Mirabeau qui, paraît-il, vit en Robespierre, l’homme qui croyait tout ce qu’il disait.

Le mouvement général des trente dernières années a maintenu à l’université certains éléments d’une analyse apparentée au marxisme, mais la prise en compte de l’effet mémoire qui englobe désormais la compréhension de tous les objets d’étude réunit les écoles d’interprétation. Les polémiques directes s’atténuent, non sans permettre aux plus jeunes quelques formules venimeuses pour se prévaloir d’anciennes césures, tout en présentant leur objet comme innovant – car telle est la loi du genre. Les déclinaisons varient donc selon le style de chacun, mais la figure de Robespierre demeure centrale ; il n’y a qu’à voir comment la mobilisation partie de la Société d’études robespierristes a permis de réunir des sommes qui aidèrent les Archives nationales à acheter à des taux jusque-là inconnus (presque le million d’euros, taxes incluses) quelques brouillons de discours vendus par Sotheby’s en 2011. À quoi répond le « que faire de Robespierre ? » du philosophe Jean-Michel Besnier.

Le livre de Martin couronne nombre d’ouvrages récents qui ont balisé le chemin un quart de siècle après la salve de publications qui avait accompagné les fastes du bicentenaire de la Révolution. Marc Bélissa et Yannick Bosc posent que « le robespierrisme reste un sport de combat » et ils se sont attachés à suivre la sinuosité des légendes qui s’attachent à ce pan du discours français dans leur Robespierre : La fabrication d’un mythe (Ellipses, 2013). Michel Biard et Philippe Bourdin, quant à eux, ont réuni l’aréopage des spécialistes de la Révolution pour un Robespierre : Portraits croisés (Armand Colin, 2012) qui succède au livre plus léger et très convaincu de Cécile Obligi, Robespierre : La probité révoltante (Belin, 2012).

À chaque professeur, à chaque institution, son Robespierre ; à chaque maison d’édition, sa déconstruction, alors que les maîtres du passé se refusaient à l’exercice biographique : point de Robespierre d’Albert Mathiez ou de Georges Lefebvre (qui commit néanmoins un Napoléon), pas plus que d’Albert Soboul ou de Michel Vovelle. Désormais, les historiens ne délèguent pas aux lettres seules la biographie, ni d’ailleurs la gestion de la véracité, celle-ci fût-elle relativisée. Et tous s’accordent pour dire que ce pan très politique du discours national adressé à lui-même, le « texte Robespierre », offre en mineur ce que représente le « texte Napoléon ». C’est donc sur le 18 Brumaire victorieux de Bonaparte – solution inverse du 9 Thermidor, chute de Robespierre et exécution de soixante-dix de ses partisans – que se termine le travail de Jean-Clément Martin.

À l’origine est donc Arras, la période pour laquelle le livre d’Hervé Leuwers (Robespierre, Fayard, 2014) a apporté nombre de démystifications : l’avocat Robespierre y plaidait avec détermination un peu toutes les causes, entre dix et vingt chaque année ; il est suffisamment en vue pour être peint par Boilly en 1783 et entrer dans les cercles semi-publics des sociétés académiques locales, et aux Rosati, où ses vers sont aussi médiocres qu’attendus, pour reprendre la formule d’Henri Guillemin. En cela, il ne se distingue guère des presque deux cents avocats qui arrivèrent aux états généraux de 1789 et tinrent la dragée haute aux magistrats, légèrement plus nombreux mais moins amoureux de la parole vive et des plaidoiries de rupture.

On ne sait pratiquement rien de l’installation de Robespierre à Versailles puis à Paris, d’abord rue de Saintonge, puis chez les Duplay, à l’actuel 398 de la rue Saint-Honoré. Il n’entretint plus guère de liens avec Arras, contrairement à nombre d’autres élus qui « travaillaient » leur réseau local. En revanche, il participe tout de suite aux premières délégations que l’Assemblée constituante envoie dès juillet auprès du roi, puis l’accompagne à Paris. Au cas par cas, combat après combat, Robespierre ne se signale pas par la continuité de ses engagements sociaux, mais par sa persistance à vouloir penser d’abord les institutions. De là sa sensibilité immédiate et logique à la caducité de l’Ancien Régime puisque, l’assemblée se disant « constituante », ses élus sont les « représentants du peuple ». Cette réactivité aux évolutions rapides lui permet de penser la Révolution en situation, dit Georges Labica, qui fonde ainsi son Robespierre : Une politique de la philosophie (La Fabrique, 2013 [1990]). La Constituante est pour Robespierre une période d’observation, il prend du poids au club des Jacobins et se construit lors de son discours contre le marc d’argent qui devait séparer le citoyen actif du citoyen passif, un thème majeur pour l’historienne Florence Gauthier, de ce fait sous-entendu dans le livre de Jean-Clément Martin.

En l’an II, Robespierre sut poser son propre espace politique en instaurant les désignations de « citra-révolutionnaire » et d’« ultra-révolutionnaire » qui fondent l’anathème. Ici, les déterminants sont moins idéologiques que pragmatiques. Point de révélation, mais la prudence de Jean-Clément Martin sonne juste dans l’évocation d’intrigues pour lesquelles il serait vain de s’attendre à en savoir plus, qu’il s’agisse d’affaires de petits sous ou de rivalités d’ego. L’existence d’accords éphémères et de rencontres de circonstance ne signifie pas absence de conviction. Un horizon d’attente commun n’exempte pas d’associations et de magouilles ordinaires les alliances propres à résoudre les situations tendues.

Les habitués de la période auront plaisir à retrouver les figures de proue, Danton et les hébertistes, mais aussi Billaud-Varenne, grâce aux travaux de Françoise Brunel, Barère, évidemment, et tous les ténors du temps, la rupture de thermidor s’étant produite bien avant, en germinal an II, dès la mort de Danton, et donc avant la grande fête de l’Être suprême du 20 prairial.

La pratique politique au quotidien fascine tous ceux qui, en activistes ou en hommes d’État, se sont frottés à cet art. Comme l’université a perdu ses sources annexes d’autorité – le recrutement de classe et l’engagement idéologique de la chaire –, elle développe le besoin neuf d’expliciter et de mettre en chantier des éléments qui antérieurement se soldaient par de très péremptoires « comme chacun sait ». La formule supposait une expérience partagée des responsabilités et l’aléa qui préside à la pratique des situations conflictuelles. Sans orienter le livre vers le destin final de Robespierre, Jean-Clément Martin suit des positions difficiles sans prétendre démêler ce qui, faute de sources, interdit d’aller au-delà du plausible et de conjectures qui affectent tout le cours de la Révolution. Cette lecture, par ailleurs agréable, n’en est que plus subtile, autrement dit convaincante.

On n’en finit visiblement pas avec Robespierre, et c’est sans doute aussi un dernier cours qu’offre au public le professeur Jean-Clément Martin, avant-dernier titulaire de la chaire nationale d’histoire de la Révolution française d’un institut qui, au sein de l’université de Paris-I, risque d’être dissous en dépit de sa spécificité et de son passé prestigieux.

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