Autoreportage

Au dos du recueil d’Emmanuel Carrère récemment paru, on lit ceci : « Le tout peut se lire aussi comme une sorte d’autobiographie. » Au fil de ces quelques trente reportages, chroniques et textes divers qui couvrent les années 1990 à 2015, on retrouve, dans Il est avantageux d’avoir où aller, l’écrivain, et l’homme.


Emmanuel Carrère, Il est avantageux d’avoir où aller. P.O.L., 558 p., 22,90 €


Emmanuel Carrère agace, irrite ou exaspère ; il suscite l’intérêt, souvent, l’admiration plus souvent encore. Certes, il s’expose, il raconte des moments très intimes, comme dans ces « Neuf chroniques pour un magazine italien », dont l’une rappelle la nouvelle érotique écrite pour sa compagne voyageant en train, et que l’on peut lire dans Un Roman russe, l’un des romans qui a suscité le plus grand nombre de polémiques, fâcheries ou colères contre lui. Il s’expose mais court le risque. Carrère joue toujours avec les limites, mettant en scène ou en lumière des héros limites, des personnages inquiétants voire criminels. Jean-Claude Romand qu’il présente en juillet 96, quatre ans avant la publication de L’Adversaire, est l’un d’eux. Limonov dont il parle déjà en 2006 sera le héros du roman du même titre. On lira avec intérêt ce qu’il écrit de Truman Capote et de Romand en 2006. Ne serait-ce que pour comparer avec ce qu’en écrit Javier Cercas dans L’Imposteur. Tous trois ont passé des années avec des criminels ou des êtres peu recommandables. Ils ont été confrontés au mensonge possible, à la complaisance, et à la tricherie. Longtemps fasciné par De Sang-froid et son auteur, Carrère s’en est sorti en adoptant la première personne pour écrire.

Cette première personne du singulier n’est pas celle dont usent certains écrivains d’aujourd’hui qui mêlent fiction, autofiction et roman, au point de tout confondre. On a beau se référer à Faulkner ou à un prix Nobel, on ne devient pas écrivain si aisément ; les feux des projecteurs s’éteignent plus vite que la douce et belle lueur des lucioles. Carrère a une autre envergure et son « je » assumé est plus convaincant. Ne serait-ce que parce qu’il est complexe. On n’est pas surpris de lire un éloge de Philip K. Dick ou son éclairage de l’œuvre de Luke Rhinehart ; moins encore de lire son bel article sur Les Chuchoteurs de Orlando Figes, qui traduit son fort tropisme russe. Son éloge de Michel Déon révèle l’homme fidèle en amitié qu’il est. La lettre adressée à Renaud Camus, parue dans la revue de l’écrivain est un autre exemple de sa délicatesse (pour reprendre un mot de Camus) mais aussi de ses convictions. L’amitié n’excuse pas tout, ne permet pas tout et surtout pas les errements d’un homme pris de délire. L’amitié, sans ombre, on la retrouve dans le beau texte qu’il consacre à Claude Miller, qui a adapté pour l’écran La Classe de neige. Et l’admiration, elle est évidente, et sans ombre, pour Sébastien Japrisot, scénariste comme Carrère l’est aussi, parfois.

Les textes de Carrère font donc écho à sa vie et à ses textes. Les premiers qu’il propose révèlent son goût jamais démenti pour le fait-divers et ce qu’on pourrait appeler les petits faits vrais. Si on imaginait les ruines de Carrère, comme Olivier Rolin imagine les ruines des Misérables ou de L’Education sentimentale, on se rappellerait peut-être la formidable enquête consacrée au surendettement dans D’autres vies que la mienne. Les deux petits juges vainquent les sociétés de crédit revolving en les coinçant sur des tailles de caractère. Ici, ce sont les familles décomposées qui frappent l’attention. La parole d’un garçon criminel sur sa mère, sauvée de justesse : « Je suis heureux que ma mère soit vivante », histoire d’enfant meurtrier dont Miller, aussi, et ce sera l’un de ses derniers films, signera l’adaptation au cinéma, Emmanuel Carrère fait référence à Dieu, au pardon : il est alors dans sa pleine crise religieuse, celle qu’il racontera par le menu dans Le Royaume.

Mais c’est évidemment ses allers-retours vers la Russie, son intérêt assez proche de celui d’Olivier Rolin pour ce pays mystérieux, qui fait une part importante de cet ensemble. Kotelnitch, bourgade perdue est « sa » ville. Moscou sans doute sa deuxième ville, à moins que ce ne soit Saint-Petersbourg. Comme tous les passionnés, Carrère connaît la Russie d’hier autant que celle d’aujourd’hui, et il la comprend aussi bien qu’on le peut. Le texte sur Marina Litvinovitch rappelle un espoir désormais perdu, dans une Russie soumise à son maître. De même que son « Génération Bolotnaïa », en mars 2012. Quatre ans seulement ont passé. Certains pays vivent sans histoire, dans une forme de fadeur pas toujours désagréable ; d’autres comme cet état-continent ne semblent pouvoir exister que dans le malheur, l’oppression et une forme d’exaltation qui nous échappent. Carrère, avec quelques autres, nous éclaire.

Ce portrait oblique à travers les pages, les divers textes, est riche et limpide, même si l’homme est complexe. Cela tient sans doute à deux choses. D’une part l’écriture fluide du romancier et journaliste, l’élégance très simple qui est la sienne. D’autre part, sa curiosité constante : il aime les livres et propose là des lectures qu’on ignorerait : celle de Luke Rinehart en est une, mais aussi celle de Perutz, de Ferenc Karinthy… ou d’un Balzac relu d’une certaine façon.

On lira ces textes dans l’ordre ou en ouvrant le recueil au hasard. Ce sera comme une conversation courtoise, avec un curieux moins solitaire que Daniel Defoe, ce qui n’est pas difficile.


Crédit pour la photo à la une : © Jean-Luc Bertini

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