Jean Clair et les ténèbres du monde moderne

Autant prévenir : le Journal de l’académicien Jean Clair relève (ou semble relever) de cette littérature du déclin, de cette litanie de la fin du monde, ou du moins de l’Occident, qui occupe depuis peu le haut du pavé. Il y est question de « l’effondrement de la culture », de la « disparition du livre », de « l’avancée de la barbarie », de « l’effacement de la tradition ». C’est l’Apocalypse, pas même « joyeuse », sans révélation, avec la villa Médicis transformée en dancefloor pour « gros vers blancs ». L’atmosphère paraît lourde, quai Conti…


Jean Clair, La part de l’ange : Journal 2012-2015. Gallimard, 414 p., 26 €


© Catherine Hélie/Gallimard

© Catherine Hélie/Gallimard

On peut toutefois avancer trois raisons de se plonger dans ce troublant journal qui ressemble plutôt à des mémoires en désordre – indifférents aux dates, attentifs à l’époque dans ce qu’elle a de dérisoire, et qui veut rendre justice à la part invisible de l’esprit, à « la part de l’ange ». La première est que Jean Clair, conservateur général du patrimoine, a été le commissaire d’expositions qui ont fait date, et même scandale, et il propose un autre récit de la peinture du XXe siècle, un récit tourné davantage vers le Novecento italien et vers la Mitteleuropa (avec précisément « l’Apocalypse joyeuse » à propos de Vienne) que le surréalisme et l’Amérique. Surprenant, incisif, toujours de parti pris, il défend une peinture « réaliste », essentiellement figurative. On se souvient de ses Considérations sur l’état des beaux-arts de 1983, qui se voulaient, déjà, une « critique de la modernité ». Ses peintres ? Chardin, Manet, Bonnard, Balthus, peintres des chats et des enfants …

D’où sans doute les belles pages que l’on peut lire sur la figure, le visage, ce visage propre que l’individu ne voit presque jamais, ou qu’on découvre ravagé au matin, par la fatigue, la maladie ou l’âge, ce visage que Zoran Music n’a cessé d’interroger au retour des camps, ce visage que l’on voile aussi. Belles pages aussi sur « l’origine du monde » et les énigmes de la sexualité. C’est plus largement le corps, ce compagnon rétif, qui obsède le mélancolique Jean Clair, lequel ne craint pas de passer pour misanthrope en avouant qu’il préfère la compagnie silencieuse des « objets » – entendre des œuvres – aux décevantes relations personnelles. Ce journal donne à voir le combat de la culture et de la solitude.

La mélancolie de Jean Clair a cependant de plus vastes objets. Lui qui a vécu dans une ferme du Bocage, dans la Mayenne, et dans une morne et surréaliste banlieue, vers Pantin, a gardé la nostalgie de tout un monde rural et populaire qui a disparu en très peu de temps. L’effacement extraordinairement rapide, en une ou deux générations d’un tel monde, avec le paysage qui va avec, ne peut manquer d’interroger. Jean Clair revient sans cesse sur la stabilité perdue de la « ferme », cet univers bien borné et brodé de clôture, de culture et de couture – au sens ancien de pièce de terre cultivée – qui a cédé la place à l’agriculture industrielle et son open field. Rêveries archaïques autour de l’étymologie, dira-t-on. A l’heure où la question de l’environnement se pose avec une acuité incontestable, l’intempestif Jean Clair sera-t-il crédité d’une lucidité de prophète ? Il peut s’autoriser en tout cas de Flaubert, qu’il cite : « Quelle reculade ! (…) Je ne croyais pas voir arriver la fin du monde ! »

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