La danseuse et le djihadiste

Le quartier américain, dernier roman de Jabbour Douaihy, peut se lire comme un long poème d’amour à Tripoli, la métropole du nord du Liban où l’auteur a passé une grande partie de son enfance et où il enseigne la littérature française. La vie y est structurée en quartiers, avec ses solidarités et ses combats.


Jabbour Douaihy, Le Quartier américain. Trad. de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols. Actes Sud/Sindbad, 192 p., 19,80 €


Un essai magistral du sociologue Michel Seurat, L’État de barbarie, avait été consacré, en 1985, au quartier de Bâb Tebânné et à ses jeunes dont les bandes livraient une guerre meurtrière à ceux d’un quartier voisin. Le bruit des armes résonne encore souvent dans Bâb Tebbânné, mais les réseaux d’appartenance dans lesquels se trouvent pris les jeunes des quartiers pauvres de Tripoli s’internationalisent. La ville se transforme. On y vit et on y meurt différemment. Le « Quartier américain » qui donne son titre au livre de Jabbour Douaihy, perché sur les hauteurs de Tripoli, est une sorte de favela orientale, avec ses bâtiments à moitié croulants auxquels on accède par des séries d’escaliers. C’est là que vit Intissar, avec trois de ses enfants. Son époux, mauvais mari et père défaillant, a déserté depuis longtemps le taudis conjugal et personne ne le regrette. Chaque matin, Intissar se rend à l’autre bout de la ville, pour vaquer aux soins du ménage chez Abdel-Karim Azzâm qui vit seul, dans une belle demeure édifiée à l’aide de pierres provenant de vieux palais ottomans, et aujourd’hui cernée par un environnement de béton qui voudrait bien l’avaler.

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Entre ces deux personnages, il y a bien plus qu’une simple relation d’employeur à employée. Abdel-Karim est le petit-fils de ce qu’au Liban on nomme un zaïm, c’est-à-dire un leader politique mais aussi un chef de famille, les liens politiques et sociaux s’établissant sur un mode quasi-familial. Des liens de protection mutuelle et d’échanges de services se sont établis entre la famille d’Intissar et celle d’Abdel-Karim qui se connaissent depuis l’enfance. Chacun a son mystère. Ils sont tous deux hantés par une absence. Issu d’une branche cadette, Abdel-Karim n’a pas fait de carrière politique. Celle-ci a été réservée à son cousin. Après un mariage raté, il est parti à Paris, travailler assez mollement dans une entreprise saoudienne de construction. C’est là qu’il a rencontré une ballerine serbe, Valéria, qui semble être sortie d’un tableau de Degas ou de Toulouse-Lautrec. Il en est tombé follement amoureux, mais elle a soudain disparu, renonçant à lui et à la danse. Rentré à Tripoli, il passe maintenant ses nuits à boire en écoutant des opéras et en contemplant la photo de sa bien-aimée. Le jour, il soigne les bonsaïs que lui a légués sa belle.

Toutes les pensées d’Intissar, personnage qui est comme le pivot du livre et relie un quartier et une classe sociale à l’autre, véritable mère Courage mais aguicheuse à ses heures, sont occupées par son fils aîné, Ismaïl. Après toutes sortes d’échecs, d’errances et de mauvais coups il a été embauché par Yassine, un boulanger aux yeux ourlés de khôl, qui l’a fait entrer dans l’association de la Guidance islamique. Il y est chargé de l’accueil des malades et des miséreux qui s’y pressent, « comme une mer intarissable », pour y trouver quelque secours. Le mauvais garçon va s’immerger dans la prière, puis se laisser convaincre de rejoindre le djihad. Les événements vont lors s’enchaîner quand Ismaïl est recruté pour partir en Irak et y mener un attentat suicide. On est au lendemain de l’invasion américaine, et au début du déferlement de violences qui depuis n’a pas cessé. Quatre malheureux garçons, entraînés dans une logique de mort, sont trimballés à travers le désert dans un camion surchauffé et rempli de légumes pourris, pour être lâchés avec leurs ceintures d’explosifs. L’un d’entre eux sera pris et soumis à la torture dans une cellule d’Abou Ghraib, l’autre abattu. Un troisième se fera exploser au milieu d’une noce, au Kurdistan. Quant à Ismaïl, il devra son salut à l’amour de sa mère, dont la pensée le ramène vers la vie et l’empêche de passer à l’acte. Recherché par la police, il devra cette fois sa vie au dévouement d’Abdel-Karim qui oublie le souvenir obsédant de sa danseuse pour sauver le jeune homme égaré. Une fenêtre d’espoir s’est entrouverte.

Ce beau roman, de facture classique, avec ses destins qui se croisent et s’entremêlent, sans temps mort ni longueur aucune, se lit avec plaisir et émotion. Jabbour Douaihy n’aime pas seulement sa ville mais aussi ses personnages. Il évoque les orangeraies aujourd’hui disparues pour laisser place à des constructions modernes et le fleuve devenu cloaque. L’odeur de la pourriture a remplacé les effluves des fleurs d’oranger. Cependant il ne s’abandonne pas plus à la nostalgie qu’aux stéréotypes. Ses héros, des gens simples, se débattent au milieu d’une histoire qui les dépasse, à la recherche d’un sens, d’une dignité, d’un salut. Yassine, le boulanger recruteur, autrefois socialiste, a été lui-même acquis à l’islamisme après un long séjour dans les geôles des Moukhâbarât, les redoutables services secrets syriens dont l’ombre plane sur tout le récit. Arrêté sans raison, longuement soumis à la torture et de ce fait, handicapé à vie, il a survécu psychologiquement grâce à un prisonnier qui, depuis une cellule voisine, lui récitait des versets du Coran à travers le mur. Comment aurait-il pu échapper à ce cercle infernal ? Cette perspective qui est celle même du tragique éclaire singulièrement les événements les plus contemporains et les impasses dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui. Jabbour Douaihy peut nous en fournir des éléments de compréhension parce qu’il est en profonde empathie avec tous ceux qu’il évoque, du dandy anachronique qui se rêve dans un Paris du dix-neuvième siècle et se soûle en écoutant la Traviata, au jeune loubard qui croit retrouver sa dignité en rejoignant une branche d’Al Qaïda. Il faut lire absolument ce livre empreint d’intelligence et d’humanité, qui est aussi l’œuvre d’un remarquable écrivain.

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