Une certaine philosophie française

Il semble qu’Yves Charles Zarka soit appelé à exercer sur la philosophie française, comme on disait en d’autres temps, un magistère indiscuté ; du moins donne-t-il le ton en France, où, dans le domaine de l’esprit, on respecte moins la vérité que les apparences, le chiffre de ventes et la pureté idéologique. L’an passé, la revue qu’il dirige, Cités, publia deux numéros supposés faire un bilan-projet de la philosophie française. Accueillis, après les éloges d’une presse gallique unanime, par une tournée triomphale de Berlin à Tel Aviv en passant par New York et Paris, qui porta l’esprit français jusqu’à Pékin, ces deux numéros se trouvent à présent heureusement réunis en un volume : La Philosophie française aujourd’hui.


Yves Charles Zarka (dir.), La philosophie en France aujourd’hui, Puf, coll. « Quadrige », 580 p., 21 €


L’agglomération des différents textes ne permet pas de remplir le contrat que propose l’ouvrage dirigé par Yves Charles Zarka : un lecteur de bonne volonté mais qui ne connaît pas déjà la philosophie française actuelle ne pourra pas avoir une idée des différents courants, des constantes conceptuelles ou argumentatives. Certes, on distingue, d’un point de vue éditorial, le dossier, qui expose certains aspects de la philosophie française, et les présentations de personnalités, qui pour la plupart sont déjà bien connues, comme Alain Badiou, Jean-Luc Marion ou Vincent Descombes. Cependant, une sélection drastique est masquée par la fausse abondance du propos. On remarquera que la philosophie du langage, la philosophie de l’esprit, la philosophie des sciences et la métaphysique sont absentes – est-ce que cela veut dire que ces parties importantes et très actuelles de la philosophie n’existent pas en France ? Qu’il reste de l’âge d’or de la déconstruction un réflexe anti-normatif ?

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Les secteurs privilégiés sont la philosophie générale, la phénoménologie et, dans une moindre mesure, l’esthétique et la psychanalyse. Une explication charitable de ce déséquilibre consisterait à soutenir que les domaines de la philosophie dont nous avons mentionné l’absence sont plus techniques et donc ne pourraient figurer dans une revue finalement assez grand public. On pourrait aussi expliquer la présence de philosophes déjà connus par le souci de répondre à une curiosité légitime : somme toute, ce volume ne répondrait pas à des préoccupations professionnelles. Ces deux explications tombent un peu à plat dans la mesure où rien ne peut justifier le caractère arbitraire de l’idée que les animateurs de ce numéro se font de la philosophie française (actuelle et moins actuelle).

Certes, la philosophie est devenue en France une vaste décharge où l’écrivain, le cinéaste, le militant, peuvent récupérer à peu près tout, mais ce n’est pas un argument. Il faudrait – et on aurait pu l’attendre de ce volume – bien séparer la philosophie commerciale, populaire, non savante (on choisira suivant le degré d’exaspération que l’on éprouve), et la philosophie dite professionnelle, originale, savante. Diego Marconi a réalisé en partie pour l’Italie ce travail, en se consacrant à l’analyse de la philosophie comme métier. Mais le but d’Yves Charles Zarka n’était sûrement pas d’amener le lecteur à réfléchir sur le phénomène extraordinaire que représente le quasi-monopole des Raphaël Enthoven, Michel Onfray, Alain Finkielkraut, et le succès des presque philosophes, les philosophes des ondes faisant la courte échelle aux quasi-philosophes. Une explication est sans doute que ce volume est un coup gagnant dans la stratégie de déprofessionalisation qui ouvre la voie au succès mondain.

Si nous cherchons un texte qui présente l’ensemble et les motivations du comité éditorial, ce qui s’en approche le plus est celui de Juliette Grange : « De la philosophie des sciences à la française à la « philosophie analytique » à la française », qui introduit le dossier du volume 2 de Cités. Il est étrange que le texte qui ouvre le bal traite en principe de la philosophie des sciences et de la philosophie analytique, alors que ces deux rubriques sont ostracisées dans le volume. On comprend très vite que ce texte vise à justifier la mise au ban de la philosophie analytique, qui, depuis Gilles Gaston Granger, Jules Vuillemin, Jacques Bouveresse, a engendré un courant important de philosophie au premier degré, rigoureuse et originale. On ne cherchera pas les raisons de cette manœuvre, on se contentera de quelques remarques.

Le texte de Juliette Grange emprunte le chemin suivant : la philosophie analytique de Frege, Russell et du cercle de Vienne promeut une logique et une épistémologie rigoureuses, en gros positivistes. Cette philosophie analytique, après une série de péripéties, tombe sous la coupe de la théologie et perd tout son tranchant critique. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une hypothèse que l’on pourrait être tenté de vérifier, mais d’une simple attaque fantasmatique : on aimerait savoir en quoi la philosophie analytique française est sous la coupe de la théologie ; quelques philosophes analytiques français s’intéressent bien à la philosophie de la religion, mais le travail philosophique est bien distingué du travail théologique. Il est révélateur que ce volume s’ouvre par de telles foucades, qui dérivent rapidement vers un procès politique, la théologie étant assimilée à la droite conservatrice. Cet exemple le montre, la faiblesse de ce compendium provient du fait que le règlement de comptes y prime sur l’analyse descriptive et informative.

Bien sûr, certaines tentatives récentes sont allées encore plus loin dans l’autopromotion ouverte et la violence cachée, mais cette comparaison à l’avantage du présent volume sur la philosophie française d’aujourd’hui ne le rédime pas complètement. Trop de questions restent sans réponse, comme on l’a vu, concernant la scission entre les deux styles de philosophie, le rapport à la philosophie anglaise ou allemande, la capacité de cette philosophie à édifier des œuvres dotées d’une complexité architecturale ; la permanence ou le dépassement des frontières entre les disciplines philosophiques, le lien avec les champs connexes – sociologie, histoire et religion. Un livre pourvu d’un tel titre ne saurait être une sorte de catalogue des auteurs qui se promeuvent eux-mêmes ou grâce à un interviewer complaisant (dans les deux cas, c’est de l’autopromotion). On ne peut que regretter le résultat final, car l’idée de départ était bonne, mais hélas on peut craindre que le paysage intellectuel n’en sorte pas éclairci. C’est peut-être un symptôme de l’état actuel de la discussion philosophique qu’une tentative utile sur le fond aboutisse à tant de confusion.

De toutes les interprétations qui tentent de saisir dans un vaste mouvement rétrospectif les traits caractéristiques du siècle qui persistent dans le « moment présent », il en est une qui n’est pas contestable : celle qui constate les ravages profonds produits par l’appel meurtrier à la grandeur de la philosophie française.

À la Une du n° 2